Les tribulations de « Nippon l’Africain »
Une carrière à l'AFP permet parfois de passer d'une planète à une autre. Après avoir dirigé de 2006 à 2010 le bureau de Lagos, la chaotique et dangereuse métropole du Nigeria, Jacques Lhuillery vient de prendre la tête du bureau de Tokyo, dans une des villes les mieux organisées, les plus sûres et les plus propres du monde...
TOKYO, 16 juillet 2012 - Suis-je sur la même planète? S'il avait fallu me pincer à chaque fois que j'écarquillais les yeux ou entrouvrais muettement la bouche, je ne serais plus qu'un camaïeu de bleus. De Lagos à Tokyo, deux mégalopoles tentaculaires, le voyage est saisissant, la comparaison abyssale.
Commençons par les aéroports. Haute convivialité efficace dans un cas, arène de gladiateurs dans l'autre. Ici on invite en susurrant, là on commande en quasi aboyant
Au Murtala Mohamed International Airport de Lagos, il faut combattre: aux guichets pour les contrôles des passeports et des carnets de vaccination, autour des portillons détecteurs de métal, devant les tapis roulants déversant sans ménagement d'improbables bagages ventrus. Ca crie, ça sue, ça se bouscule et s’invective.
On pense être tiré d’affaire lorsqu’on sort du terminal, mais non ! Sous l'œil vociférant d'une soldatesque aussi dépenaillée que kalachnikovée, les porteurs de bagages, rabatteurs de taxis, vendeurs de cadenas, mendiants estropiés, et autres changeurs vous sautent dessus telles des lucioles sur un réverbère. On tient ses affaires bien collées contre soi, la main reste ferme sur la poignée de la valise, pour éviter que quelqu’un ne vous la prenne d’autorité pour « vous aider » jusqu’au parking en échange de quelques naira. Et si le pourboire est jugé insuffisant, l’œil devient noir et l’homme s’éloigne en maugréant.
Bref, enveloppé dans une moiteur collante, les fumées d'échappement, le bruit des klaxons et autres vociférations, Murtala Mohamed International Airport vous offre un raccourci instructif, un avant-goût de ce que vous réserve la ville, distante d'une trentaine de kilomètres mais qu'il faut parfois plusieurs heures pour atteindre à cause des « go slow ». Comprenez: « aller doucement », le nom local d'une spécialité « lagossienne »: l'embouteillage, propice dans certains cas à des attaques de véhicules sur la route entre la ville et l’aéroport si vous avez la malchance d’arriver ou de partir de nuit. Un chef d’escale d’une compagnie européenne y fut abattu par des braqueurs il y a à peine quelques années. Les politiciens, les diplomates, les patrons de grosses sociétés pétrolières n’empruntent cette route que sous forte escorte policière – gyrophares à l’américaine et sirènes hurlantes -. Seul point commun peut-être, les casques des « mopols » (military police) qui protègent les Excellences entre Murtala et Lagos et qui font furieusement penser à ceux des samouraïs avec leur bavette arrière.
Si l'on n'arrive pas à Tokyo par un vol de Japan Airlines ou All Nippon Airways et que l'on n'a donc pas été gratifié au départ des annonces sirupeuses des hôtesses qui vous débitent les informations sur le vol et les consignes de sécurité avec un assortiment de politesses comme on saupoudre du sucre glace, on peut éventuellement rester avec ses souvenirs nigérians de rétiaire ou de mirmillon, alors qu’à Tokyo on débarque « softement » à Narita au nord et Haneda au sud, les deux aéroports de la capitale. Un monde organisé, où la politesse est de rigueur, permanente, même si de commande, où il n'y a pas de resquilleurs dans les files d'attente au départ ou à l'arrivée, où personne ne se bouscule, où ne flotte aucun parfum d'énervement. Les valises qui sortent de la rampe pour arriver sur le tapis roulant ont même droit à un préposé ganté qui atténue leur atterrissage.
Devant les arrêts de bus navettes « limousines », qui relient les terminaux entre eux avant de filer vers la capitale, deux employés se plient en deux à l’arrivée de chaque bus, même s’il est quasiment vide. Le rituel est le même au départ, non sans qu’une employée ne soit d’abord montée à bord avec un sourire et un panneau priant les passagers de bien vouloir s’il vous plaît attacher les ceintures de sécurité. On glisse vers la ville.
A l’aéroport de Lagos on repère l’étranger, l’ « oyibo » (le blanc), on le « spotte », on évalue le pourboire éventuel à la classe de ses bagages et au trébuchet de la misère ambiante, à Tokyo on l’ignore. Reposant.
Si Tokyo est un puits de lumière où l’ombre n’est jamais menaçante, voire peut-être appréciée (un écrivain a même écrit un « Eloge de l’ombre »), Lagos est, hormis quelques grandes artères, un trou d’obscurité, de celle qui peut glacer parfois, de celle qui pousse à verrouiller les portières des voitures et remonter les vitres, pour la sécurité mais aussi pour échapper aux fumées et aux rugissements des milliers de générateurs qui mettent la ville en musique.
Je pourrais multiplier les exemples à l’infini, mais peut-être au risque de verser dans un involontaire politiquement incorrect, ce que je ne souhaite, car malgré tout j’ai aimé Lagos la dure, la palpitante, la sale, la dangereuse parfois, où la moindre action est un combat quotidien (circuler, l’électricité, l’eau, la santé…), et j’aime déjà le raffinement millimétré de Tokyo où pas un mégot ni un papier ne traînent par terre, où pas une poubelle ne vient enlaidir les trottoirs, où quand il pleut on trouve devant les magasins une sorte de boîte verticale haute comme un cendrier sur pied dans laquelle vous enfournez votre parapluie refermé et qui en ressort gainé d’un sac plastique pour éviter qu’il ne goutte par terre une fois à l’intérieur, où les taxis sont conduits par des chauffeurs en gants blancs, ont de la dentelle également blanche sur les dossiers des sièges, et dont la portière arrière s’ouvre automatiquement devant vous.
Oui, une autre planète, vous dis-je, où la notion de temps, d’exactitude, de précision, à la seconde près parfois, est une composante essentielle de la société. Mais je suis heureux d’en connaître de si différentes - où l’on peut attendre des heures pour un rendez-vous pourtant bien calé - et de ne pas les oublier, ce qui risque de faire bientôt de moi un afro-japonais, ou un nippo-africain, mâtiné de breton.
Jacques Lhuillery est entré à l'AFP en 1979. Outre Tokyo et Lagos, sa carrière l'a amené à Madrid, Téhéran, La Haye, Beyrouth et Abidjan.