Femmes enceintes debout au paradis de la politesse
TOKYO, 25 juin 2012 - Ponctualité irréprochable, courbettes à n’en plus finir, acte de contrition publique à la moindre bourde: les Japonais, c’est bien connu, sont sans doute le peuple le plus poli du monde. En surface. Car dans les galeries souterraines du paradis de la courtoisie, à bord des rames de métro immaculées, fiables et sûres, jamais, ou presque, les hommes ne cèdent leur place aux femmes enceintes…
L'auteur de ces lignes, contrainte d'abandonner son vélo pour ses trajets domicile-travail pour cause de ventre trop arrondi, emprunte chaque jour les métros et trains de Tokyo aux heures de pointe. Et va de surprise en déception.
Comme dans la plupart des grandes villes du monde, toutes les voitures du métro de Tokyo comprennent un certain nombre de sièges réservés en priorité aux femmes enceintes, aux infirmes, aux personnes âgées ou encore aux voyageurs accompagnés d’enfants en bas âge. La plupart du temps huit. La plupart du temps occupés par des personnes qui n’en ont pas besoin. Lesquelles, la plupart du temps, ne songeraient pas un instant à se lever pour offrir leur place à la passagère enceinte jusqu’aux yeux qui se tient péniblement debout sous leur nez.
Portrait-robot du coupable : un étudiant. Ou bien un « salaryman » dans la force de l’âge. Ou encore, beaucoup plus dégoûtant, un quinquagénaire qui rentre ivre mort d’une biture déchaînée entre collègues à l’issue d’une journée de travail harassante.
Il est 22H30. Sur les quatre « sièges prioritaires » devant moi, quatre jeunes hommes sont confortablement assis. Trois d’entre eux ont les yeux rivés sur leur mobile. Le quatrième sur sa console de jeux vidéo de poche. A moins de dormir à poings fermés (ce qui est d’ailleurs le cas d’un grand nombre de voyageurs dans le métro au Japon), à cinquante centimètres de distance, une femme enceinte de six mois, ça se voit… Tous ont d’ailleurs jeté un regard indifférent sur mon ventre proéminent. Mais l’idée de se lever ne semble avoir germé dans l’esprit d’aucun d’eux.
Dans ces circonstances, peu importe que, pile sous les globes oculaires du malotru vautré, oscille le badge accroché à mon sac en bandoulière. Ce mignon macaron m’a été délivré par la mairie de Tokyo et proclame, sans la moindre ambiguïté: « Il y a un bébé dans mon ventre ». La même image est placardée au-dessus des « places prioritaires », pour aider les voyageurs à faire le lien entre le badge et le siège.
Voilà qui part d’une très bonne intention. Mais qui, hélas, et de l’aveu même de l’organisation qui a créé le badge, ne sert à rien. L’écrasante majorité des voyageurs de sexe masculin ne semble pas le reconnaître (mon mari, japonais, m’a d’ailleurs avoué humblement qu'il n’en avait jamais entendu parler avant que je ne le lui montre). Dans un pays où la délinquance et la fraude dans les transports sont inexistantes, aucun contrôleur, aucun policier ou autre officiel à casquette qui pourrait avoir autorité pour désincruster les goujats des sièges prioritaires ne circule dans les rames.
Surtout, et c’est beaucoup plus inquiétant, rares sont les hommes, dans le métro, qui semblent savoir ce qu’est une femme enceinte. La plupart n’ont pas l’air de faire la différence entre grossesse et obésité…
"Il y a un bébé dans mon ventre": le badge offert par la mairie de Tokyo aux femmes enceintes (Photo: Karyn Poupée)
Le fait est qu'au Japon, seules les femmes proposent volontiers leur siège à une passagère enceinte, avec sourire et mots aimables au passage. Les très rares hommes à avoir le même réflexe sont, en général, des quadragénaires manifestement pères depuis peu. Ils ont dû entendre leur épouse se plaindre lorsqu'elle attendait leur bébé…
Ainsi, un matin, c'est une grand-mère nippone qui a rabroué en ma faveur un homme qui allait prendre le dernier siège prioritaire du wagon. Quant à moi, depuis que je ressens réellement le besoin d'être assise pour un trajet de plus de dix minutes, je ne me gêne plus pour déloger un individu des fauteuils.
Mais alors c'est moi, l'étrangère, qui suis dévisagée et qu'on qualifierait presque d'impolie...
Car rares sont les Japonaises enceintes qui ont, comme moi, l'outrecuidance de revendiquer une place assise. Un samedi, après avoir poliment demandé à un jeune homme de me céder son siège dans le métro, j'ai dû en dégager un deuxième pour une congénère nippone qui souffrait debout en silence, et dont le regard faisait pourtant pitié. Mon voisin de siège, 25-30 ans, de toute évidence célibataire et n’éprouvant pas le moindre intérêt pour la gent féminine, était affalé et écoutait de la musique.
Mais lui dire, en lui secouant le bras et écartant le casque audio des oreilles : « cette femme est enceinte » n'a pas suffi.
« Et alors? », répondit-il.
« Alors, donnez-lui votre place, pardi ! »
Pourquoi un tel comportement ? D’abord parce qu’au Japon, l'indifférence est une attitude classique dans les lieux publics. « Je ne me mêle pas des affaires d'autrui pour ne pas avoir de soucis ». Dans le cas des femmes enceintes, à l’indifférence s’ajoute l’ignorance. Beaucoup d'hommes japonais, surtout les plus jeunes, ne savent pas à quoi ressemble une grossesse et n'imaginent pas un instant qu'une femme qui porte un enfant a besoin de plus d'attention qu'une autre. On ne leur a tout bonnement pas appris. Et puis, le taux de natalité en chute vertigineuse dans leur pays fait qu’ils ont rarement été confrontés à l’expérience d’une proche…
Il ne faut pas généraliser. Les comportements dans le métro sont très changeants. Reste que la galanterie française du « après vous Madame » est étrangère à la culture japonaise. Ici, sûrs de leur bon droit, les hommes vous passent allègrement devant, laissent se refermer sous votre nez une porte sans mot dire.
Dans cette société qui reste dominée par les hommes, l’absence de sensibilité dans les transports en commun est loin d’être le seul mauvais traitement que subit, la plupart du temps sans oser se rebiffer, la femme enceinte. Dans l’entreprise, elle est encore souvent considérée comme un boulet, comme celle qui ne va pas faire sa part de travail parce qu’elle va s’absenter pour les visites médicales et pour l’accouchement, et sera acculée à la démission.
Un "siège prioritaire" du métro de Tokyo (Photo: Karyn Poupée)