Miné par le drame
Palu, Indonésie -- Chaque couverture d’un désastre de ce genre me mine un peu plus. Elle attaque une partie sensible de mon être, celle qui ressent, celle qui éprouve, la partie humaine j’imagine. Elle en détruit à chaque fois un petit morceau. Et je sens bien que cette partie de moi n’est plus aussi solide qu’avant, à mes débuts de photojournaliste.
En Indonésie j’ai couvert les suites de ce qui étaient mon huitième séisme et mon deuxième tsunami. J’ai suivi des guerres, j’ai vu beaucoup de morts. Beaucoup. J’ai photographié mon lot de cadavres. Mais il y a quelque chose de particulièrement déplaisant à couvrir les suites d’un tsunami.
Ça peut se résumer en trois mots : l’odeur, la mort, la dévastation. L’odeur est particulièrement horrible. Je ne saurai pas la décrire exactement, mais pour moi c’est l’odeur de la mort et elle se trouve partout, elle n’épargne aucun endroit. J’ai couvert les suites du tsunami dans l’océan indien en 2004 et parfois, même après toutes ces années, je fais encore des cauchemars avec son odeur. Il m’est arrivé la même chose avec l’Indonésie.
Peu importe votre degré de préparation ou le nombre de fois où vous avez été exposé à ce spectacle. Vous gagnez en expérience parce que vous savez à quoi vous attendre et ce que vous avez à faire. Mais en termes de traumatisme, l’expérience est à peu de choses près la même que la précédente. Ce n’est peut-être que moi, mais je ne peux jamais être vraiment prêt à affronter ça. J’ai toujours l’impression d’y être confronté pour la première fois.
Ceci étant dit, il ne me serait jamais venu à l’esprit de dire non à mon responsable quand il m’a appelé. C’est mon travail, c’est ce que je fais. Et même si je n’aime pas vraiment cette partie de mon métier, les gens ont besoin de savoir ce qui se passe sur place. En tant que journaliste c’est ma modeste contribution à l’information, et je suis content de pouvoir l’y apporter.
Il m’a fallu presque deux jours pour rejoindre Palu depuis Bangkok où je suis basé actuellement. J’ai pris d’abord un vol pour Poso et puis une voiture pour un voyage de douze heures jusqu’à Palu. Il y avait des milliers de gens qui cherchaient à fuir la ville.
Au début nos conditions de subsistance n’étaient pas bien meilleures que celles des survivants. Nous avons passé les deux premiers jours avec juste des biscuits et de l’eau.
La première chose que vous faites en arrivant sur une zone de catastrophe est de s’occuper de la logistique. Il faut une base décente pour travailler, avec au moins de l’électricité, et au mieux de quoi s’alimenter.
Il nous a fallu un peu de temps pour nous installer. Après une première nuit dans un parking, nous avons passé la deuxième dans un hangar. Et ensuite nous avons trouvé quelques chambres chez un particulier qui avait un générateur. La difficulté a été de trouver de l’essence pour le faire tourner. Nous nous en sommes donc servis uniquement pour recharger nos ordinateurs portables et nos téléphones.
La dame qui habitait la maison nous a préparé du riz avec du poulet. Dans ces circonstances ça avait tout d’un festin.
Il va sans dire que nos difficultés n’étaient rien comparées à celles des habitants.
L’une des pires choses à couvrir sont les fosses communes. Avec un si grand nombre de morts, une température élevée et l’ampleur des destructions, le temps et les moyens manquent pour enterrer chacun individuellement. C’est pourquoi on a recours à des fosses communes.
Pour ce qui me concerne, et comme si ça ne suffisait pas, le progrès technique rend la chose encore plus pénible.
Dans mon travail j’utilise maintenant régulièrement un drone. Les images prises de haut sont parfois imbattables parce qu’elles procurent une vue complètement différente de la scène.
Mais quand cette perspective est celle d’une fosse commune, le résultat peut choquer. C’est une chose de voir un enterrement de masse à hauteur d’homme, mais vu de haut on en mesure vraiment l’ampleur. Les images de drone font que ce tsunami m’a plus impressionné que celui de 2004. Ce dernier était pourtant plus meurtrier et dévastateur.
Je fais de mon mieux pour ne pas penser aux images que je viens de faire. Quand les jeunes enfants sont là à mendier quelques sous dans la rue j’essaie d’effacer ça de ma mémoire. Ça ne marche pas toujours. J’essaie d’oublier tout ça en revenant chez moi, sans succès.
Alors je continue mon travail. J’essaie de ne pas trop penser et je retourne au boulot. Je m’accommode de l’odeur suffisamment longtemps pour prendre mes photos et puis je tourne la tête. Il faut tout faire pour épargner cette partie sensible de vous-même. Il ne faut pas que cette partie humaine se durcisse, comme une pierre, ce ne serait pas une bonne chose.
Alors je me dis que je ne peux rien y changer. Je peux juste raconter ce qui se passe là-bas, et essayer d’en effacer ensuite les images dans ma tête.
Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.