Double attentat suicide contre la mosquée centrale de Kano, le 29 novembre 2014 (AFP / Aminu Abubakar)

Massacres dans le black-out

LAGOS, 30 janvier 2015 – Cette semaine, ma collègue Célia Lebur s’est rendue à la frontière entre le Tchad et le Nigeria. Son but était de recueillir les témoignages d’hommes et de femmes ayant échappé à ce qui a constitué, sans doute, la pire atrocité perpétrée par les djihadistes de Boko Haram en six ans d’insurrection : l’attaque de la ville de Baga le 3 janvier dernier.

Il y a Aisha Aladji Garb, une jeune mère qui berce le bébé dont elle a accouché sur une pirogue en traversant le lac Tchad, alors qu’elle fuyait le Nigeria. Il y a Moussa Zira, qui a été frôlé par une balle et qui s’est terré pendant des heures dans la brousse parmi les corps sans vie de ses voisins avant de réussir à s’échapper. Il y a aussi Yacubu Moussa, un pasteur chrétien, qui parle de « milliers » de combattants djihadistes dans la ville et de monceaux de cadavres dans les rues.

Ce qu’ils racontent à Célia Lebur s’ajoute aux témoignages déjà nombreux de survivants qui font état, dans les médias, de massacres à grande échelle à Baga. Mais le bilan exact, plusieurs semaines plus tard, est toujours impossible à établir.

Enfants nigérians dans un camp de réfugiés au Tchad, le 26 janvier 2015 (AFP / Sia Kambou)

Au bureau de l’AFP à Lagos, à environ 1.000 kilomètres de l’épicentre de la violence, toute nouvelle concernant une attaque de Boko Haram commence invariablement par un contact avec l’un de nos courageux correspondants dans le nord du Nigeria. Un contact qui ne consiste, parfois, qu’en quelques mots lâchés sur les réseaux sociaux. Commence alors une longue course pour obtenir confirmation des faits, ce qui n’est jamais facile dans un pays où les militaires et le gouvernement ont pratiquement cessé de s’exprimer sur l’insurrection en dehors de leurs discours officiels.

« No go zone »

Baga, au bord du lac Tchad dans l’extrême nord-est du Nigeria, est une « no go zone » Il en va de même pour la majeure partie de l’Etat de Borno où se trouve cette ville. Il s’agit de la région du Nigeria la plus durement frappée par la violence, une contrée tellement dangereuse que nul ne peut s’y rendre : ni les journalistes étrangers, ni les correspondants locaux. Quand bien même déciderions-nous d’y aller qu’il serait impossible d’y faire notre travail, les infrastructures de télécommunications étant entièrement détruites.

Dans une vidéo diffusée le 20 janvier le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, revendique l'attaque de Baga (AFP / Boko Haram)

Ceux qui survivent à un raid de Boko Haram contre leur ville ou leur village n’ont d’autre choix, pour trouver le salut, que d’essayer de gagner une des zones contrôlées par le gouvernement, comme Maiduguri, la capitale de l’Etat, ou de traverser la frontière pour se réfugier au Tchad. Une fuite désespérée qui peut prendre des semaines avant d’aboutir. Une fois arrivés en lieu sûr, ces rescapés sont la seule source d’informations qui permette au monde extérieur de savoir ce qui s’est passé. Une source uniquement verbale, avec toute l’imprécision que cela suppose. Trouver des photos, des vidéos ou d’autres preuves matérielles d’une attaque est une gageure.

Bribes d'information

Le 4 janvier, nous apprenons qu’une attaque a eu lieu à Baga. Des centaines de personnes se sont enfuies de la ville, et Boko Haram a conquis une base utilisée par les militaires nigérians, nigériens et tchadiens pour lutter contre l’insurrection dans la région.

Voilà les seules informations dont nous disposons.

Quatre jours plus tard, alors que le président Goodluck Jonathan est à Lagos pour lancer sa campagne électorale, un fonctionnaire local de la région de Baga, Musa Bukar, s’exprime sur le service en langue hausa de la BBC. Il affirme qu’au moins 2.000 personnes ont été tuées par les combattants de Boko Haram qui ont rasé la ville et au moins seize villages environnants.

Le pire massacre jamais perpétré par Boko Haram ?

L’AFP parvient à joindre Bukar, qui nous confirme le chiffre de 2.000 morts. Mais il est incapable d’expliquer comment il est parvenu à ce bilan, ni d’indiquer plus précisément quand et où ces personnes ont été tuées. Ses déclarations, toutefois, prennent une ampleur mondiale lorsqu’elles sont traduites en anglais et publiées – avec prudence – sur le site internet de la BBC.

Le lendemain, Amnesty International publie un communiqué lui aussi très prudent. L’organisation laisse entendre que, si le chiffre de 2.000 morts s’avérait exact, il s’agirait du pire massacre jamais perpétré par l’insurrection au Nigeria.

Une image rendue publique par Human Rights Watch le 15 janvier 2015 montre l'ampleur des destructions dans Baga. Cliquez ici pour voir l'image agrandie (AFP /CNES 2015 Distribution Astrium Services / Human Rights Watch)

Pendant les jours qui suivent, nous n’apprenons rien de nouveau. On reste sur une information circonspecte de la BBC et sur un communiqué tout aussi circonspect d’Amnesty International. Mais sur les réseaux sociaux, le monde entier continue à parler du massacre de Baga. Le chiffre de 2.000 morts a beau provenir d’une source des plus floues et être impossible à vérifier, il est érigé au fil du temps en bilan incontestable de la tuerie.

« Personne n’est resté pour compter les cadavres »

Le massacre de Baga, à juste titre, horrifie le monde entier. Amnesty International et Human Rights Watch (HRW) publient des photos satellite montrant l’ampleur des destructions dans la ville. Mais le bilan humain, lui, reste impossible à établir avec certitude. « Personne n’est resté pour compter les cadavres », raconte un habitant de Baga à HRW. « Nous avons tous quitté la ville en courant ».

Des militaires tchadiens en renfort au Cameroun patrouillent le long de la frontière nigériane, le 21 janvier (AFP / Ali Kaya)

En Occident, lorsqu’un drame survient, nous apprenons pratiquement en temps réel le nombre exact de morts et de blessés. Nous sommes habitués aux chiffres précis, aux déclarations fiables. Un jour avant que Musa Bukar ne revèle à la BBC l’ampleur du massacre de Baga avait lieu à Paris la tuerie de Charlie Hebdo. En quelques heures, le monde entier connaissait la gravité et les détails de la tragédie. Le président de la République se rendait sur place, les caméras de télévision suivaient en direct la traque des suspects, les images amateur de l’attaque et les déclarations des témoins tournaient en boucle pendant des journées entières, les médias internationaux se bousculaient dans Paris.

Entre 4.000 et 10.000 morts en 2014, mais personne n'est sûr

Rien de comparable ne peut se produire au Nigeria. Tant pour la presse locale que pour les quelques médias étrangers basés ici, l’information fiable et immédiate n’existe tout simplement pas.

L’insurrection dans le nord du Nigeria est maintenant entrée dans sa sixième année. On estime qu’elle a fait entre 4.000 et 10.000 morts rien que l’an dernier. Mais en fait, personne n’est sûr.

Une adolescente de 14 ans, arrêtée alors qu'elle avait le corps entouré d'explosifs, est présentée aux journalistes dans le quartier général de la police de Kano le 24 décembre 2014. Elle déclarera avoir été forcée par ses parents à commettre un attentat suicide (AFP / Aminu Abubakar)

Depuis le massacre de Baga, on a recensé dans le nord-est du pays cinq attentats suicide, dont l’un a vraisemblablement été commis par une enfant d’une dizaine d’années, une explosion de voiture piégée et un nombre incalculable d’affrontements armés et d’enlèvements. Boko Haram a également mené des attaques dans le nord du Cameroun voisin et des troupes tchadiennes ont été appelées en renfort au Nigeria. Les pays de la région cherchent à mettre sur pied une force armée multinationale pour lutter contre les insurgés qui menacent leur stabilité.

Un puzzle dont la majorité des pièces est manquante

A chaque fois que nous apprenons qu’une attaque a eu lieu, nous appelons le gouvernement et les militaires. Même si nous savons que nous allons nous heurter à un mur.

Systématiquement, les responsables militaires locaux refusent poliment de nous parler, expliquant qu’ils n’ont plus le droit de le faire. Ils nous renvoient vers le ministère de la Défense à Abuja, dont les téléphones sont décrochés ou sonnent dans le vide. Nos messages écrits restent sans réponse. Ou bien on nous renvoie vers le compte Twitter officiel de l’armée, sur lequel il n’y a généralement rien.

Une vidéo publiée le 24 août 2014 par Boko Haram affirme montrer une exécution de masse perpétrée par le groupe extrémiste dans un lieu non identifié (AFP / Boko Haram)

Couvrir l’insurrection au Nigeria est une tâche frustrante et compliquée. C’est comme d’essayer de reconstituer un puzzle dont la majorité des pièces sont manquantes.

Quand un attentat se produit dans une grande ville comme Kano ou Maiduguri, notre travail est plus aisé, à condition que le réseau téléphonique mobile soit en état de marche. Mais les bilans officiels fournis par les autorités minimisent généralement la gravité des faits. Parfois, la seule solution est d’aller à la morgue et de compter soi-même les cadavres.

Compter les cadavres soi-même

C’est ce que l’AFP a fait quand Boko Haram a attaqué la mosquée centrale de Kano en novembre dernier. Nous avons compté 92 corps. Plus tard, une source digne de foi dans les services de secours nous a dit qu’il y avait 120 morts. Etait-ce parce que plusieurs personnes étaient décédées à l’hôpital des suites de leurs blessures, après le passage de notre journaliste dans la morgue ? On ne sait pas. C’est probable.

Dans un pays où des attentats tous plus sanglants les uns que les autres se produisent quasiment tous les jours, un journaliste ne peut consacrer trop d’heures à essayer de tirer au clair chaque événement. Nous n’en avons tout simplement pas le temps.

Attentat attribué à Boko Haram contre une gare routière d'Abuja, le 14 avril 2014 (AFP)

Voilà sans doute une partie de la réponse qu’on peut apporter à tous ceux qui, dans le monde, se demandent pourquoi le Nigeria n’occupe pas une place plus grande dans l’actualité internationale. Pourquoi le massacre de Baga a fait moins parler de lui que les attentats de Paris.

Ce n’est pas tant parce que les violences sont ici quotidiennes (une énième atrocité perpétrée par Boko Haram ne remplacera jamais, à la une des médias mondiaux, une rare vague d’attaques terroristes à Paris), mais plus à cause de l’absence d’informations circonstanciées, parce que rien de ce qui se produit au Nigeria ne peut être accrédité de façon certaine.

Nous sommes de plus en plus habitués à consommer des informations claires et nettes. Nous voulons des situations faciles à comprendre, des images frappantes, des choses que l’on peut résumer en 140 caractères ou transformer en hashtag.

Mais avec l’insurrection de Boko Haram au Nigeria, avoir une vision d’ensemble est impossible. On ne peut qu’entrapercevoir de rares bribes d’horreur qui permettent de « meubler » un inévitable silence médiatique, avant de passer à la tragédie suivante.

Phil Hazlewood est le directeur du bureau de l'AFP à Lagos.

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Phil Hazlewood