Vue sur la Mer de Glace depuis le refuge du Refuge du Requin, 17 juin 2019 (AFP / Marco Bertorello)

Ma Mer de Glace

La première fois, c’est un souvenir tenace. Nous avions quitté le refuge en fin de nuit, vers 5 heures. Grimpé très lentement  sur le glacier, encore mal réveillés, une pointe d’appréhension serrant le coeur, éclairés d’une lampe frontale.

En haut, au col qui marque la frontière entre la France et la Suisse, un éblouissement. Un grand cirque de neige intacte, immense, dans la lumière bleutée de l’aube. Un choucas noir nous survole en silence. L’émotion d’être témoin de tant de beauté, d’avoir le privilège de voir un spectacle que personne depuis la vallée ne peut voir.

Non loin du Refuge du Couvercle 18 juin 2019, Chamonix. (AFP / Marco Bertorello)

Pour découvrir cet univers minéral de roche et de glace, comme un secret bien gardé, il faut grimper. Presque personne ne le fait, presque personne ne le sait.

Adolescente déjà, j’allais observer la Mer de Glace, le plus grand glacier français, au-dessus de Chamonix. Depuis la gare de Montenvers vers le bas ou tout en haut à l’Aiguille du midi, à 3.800 mètres. Avec les touristes. J’observais les jeunes montagnards au teint cuivré, leur corde enroulée autour des épaules, chausser leurs crampons et partir avec assurance sur la neige du glacier. Je me jurais qu’un jour je partirais avec eux.

(AFP / Philippe Desmazes)
(AFP / Marco Bertorello)

 

Depuis je l’ai fait souvent, chaque été ou presque. Dans ce silence, cette beauté fragile. La chaleur humaine des refuges, avec leurs moments de fatigue sereine, de plénitude. Peu importe l’inconfort parfois, l’absence de douche. Au contraire. Et tant mieux qu’on n’ait pas de signal téléphonique, pas de wifi.

Refuge du Couvercle, 18 juin 2019 (AFP / Marco Bertorello)

Dans la journée, le plaisir de l’effort. Et la joie, chaque fois renouvelée, fiable, d’aller voir ce qu’il y a derrière la montagne en montant au col. Une autre montagne immanquablement. Mais que c’est merveilleux…

Cet été, je suis partie en reportage, avec un photographe italien de l’AFP, Marco Bertorello, pour prendre des nouvelles de la Mer de Glace qui fond à l’œil nu, tant le réchauffement climatique décuple ses forces destructrices dans le milieu vulnérable de la haute montagne.

En route pour le Refuge du Couvercle, 18 juin 2019. (AFP / Marco Bertorello)

Quatre jours encordés, encadrés par Yann, 33 ans, qui complètera sa formation de guide l’an prochain. Je l’ai rencontré l’été précédent, lors d’une randonnée glaciaire dans le même coin. Comme les vieux guides, il parle peu mais rien ne lui échappe. Il veille, protège, assure, mais n’infantilise pas.

Quand il te dit de franchir un pan de neige molle qui forme un pont fragile au-dessus d’un trou béant dont tu ne vois pas le fond – une crevasse bleutée qui tourbillonne vertigineusement vers le bas – tu y vas. C’est le contrat. Il ne t’y enverrait pas s’il avait des doutes sur ta capacité à le faire. En tout cas, c’est ce que tu te dis pour te donner du courage.

(AFP / Marco Bertorello)

Debout en équilibre ou, si ça te tranquillise davantage, à califourchon sur le pont et tu avances à grand coup de reins, les mains en l’air, rien pour t’accrocher. Pour Marco qui s’engage après moi, le pont est encore plus casse-gueule. Ca passe, assure Yann. Oui ça passe.

La priorité de ce reportage c’est la photo. Régulièrement Marco demande s’il peut s’arrêter sur le glacier. « D’accord, prends ton temps », répond Yann, ou alors « pas maintenant, c’est dangereux ». On file doux sans poser de questions, il nous expliquera plus tard.

Vue sur la Mer de Glace depuis le refuge du Refuge du Requin, 17 juin 2019 (AFP / Marco Bertorello)

Marco fait beaucoup de montagne, il vit au Piedmont mais n’a jamais mis les pieds ici. Il a l’avantage de la découverte, de la fraîcheur. Moi je connais les lieux et ses histoires mais je veux parler à des montagnards, qu’ils m’expliquent ce que le réchauffement change à leurs pratiques, à leurs perspectives. Et pour parler aux alpinistes, il faut prendre de l’altitude.

A Chamonix, tu les croises au petit matin, ils font une course rapide « en ville » avant de repartir là-haut. Ils sont souvent rentrés la veille, le temps de faire une lessive, de prendre une douche et partager un repas, et c’est reparti. Et ils sont tellement soulagés de laisser les ruelles aux touristes, aux rêveurs, aux consommateurs.

Premier jour, Marco est choqué de voir la Mer de Glace toute grise, recouverte de cailloux et de si peu de neige. Il me raconte plus tard qu’elle lui a fait l’effet d’une « bête mourante ». En descendant les centaines de mètres d’escaliers puis d’échelles pour l’atteindre – plus elle fond, plus son accès est distant – il pense à une sorte de « cimetière vertical ».

Le niveau de la Mer de Glace en 1990 (AFP / Marco Bertorello)

Cette disparition lente et programmée est chose certaine, connue. Elle n’en reste pas moins poignante.

Nous progressons lentement dans ce paysage lunaire et silencieux, sauf le passage de quelques hélicos et des éboulis réguliers de pierres. Ca gronde comme une avalanche.

(AFP / Marco Bertorello)

Trois nuits en refuge. Au Requin, où nous nous retrouvons seuls avec le gardien. Mauvaise pioche. Ce refuge plein l’hiver, où les skieurs de la Vallée Blanche s’arrêtent pour prendre un repas, est désert en cette fin de juin. Peu de courses partent d’ici.

Refuge du Requin, 17 juin 2019 (AFP / Marco Bertorello)

Le lendemain nous redescendons vers le glacier pour remonter sur l’autre rive. Au refuge du Couvercle nous attendent une cinquantaine de montagnards. Je n’en perds pas une miette. Tout me passionne dans ce qu’ils ont à dire sur leurs courses, leurs inquiétudes, leurs rêves d’ascensions prochaines.

Les « aspis », ces aspirants-guides en cours de formation, ont le cœur un peu lourd. Leur futur métier ne sera pas celui qu’ils avaient imaginé. Parce que des pans entiers de la montagne se cassent la gueule. Le réchauffement encore, qui s’infiltre dans le rocher et dans le ciment de glace qui tient les gros blocs collés.

(AFP / Marco Bertorello)

Comme aux Drus. Le pilier vaincu en 1955 par l’Italien Walter Bonatti --six jours d’ascension en solitaire qui l’ont fait entrer dans la légende-- s’est effondré cinquante ans plus tard, en 2005. Depuis, d’autres faces tombent. Et parfois, les grimpeurs se retrouvent à escalader des parois qui se mettent à trembler. L’annonce d’une chute à venir…

Cette nuit là, Marco pose un trépied dehors pour immortaliser le Mont-Blanc en pose lente. Pour laisser le temps aux étoiles de s’imprimer dans le cadre. C’est somptueux.  En face la terrible verticalité des Grandes Jorasses, éclairées par la lune. Un mur de 1.200 mètres surmonté de deux petits triangles, comme des dents de lait. Mignonnes au premier coup d’œil, redoutables quand on connaît les drames qui s’y sont noués.

Refuge du Couvercle, 18 juin 2019 (AFP / Marco Bertorello)

On se couche vers 23 heures, bons derniers. La plupart des alpinistes ont rejoint les dortoirs juste après le dîner, qu’on prend tôt en refuge, entre 18 et 19 heures. C’est que les groupes repartent dans la nuit. A minuit, trois ou cinq heures, ça dépend du programme.

Nous restons le lendemain sur la même rive, en traversée, avant de monter des centaines de mètres d’échelles pour arriver à la Charpoua. Une toute petite cabane qui date de plus d’un siècle tenue par Sarah, 30 ans, qui s’est installée là pour l’été avec son bébé de quelques mois.

Tout y est simple. Paisible et chaleureux. Un empilement de lauzes mène à la porte d’entrée. On s’y assoit, se déchausse. On boit un thé. Yann s’étend sur un rocher plat en pente, pour une petite sieste.

Refuge de Charpoua, 19 juin 2019 (AFP / Marco Bertorello)
(AFP / Marco Bertorello)

Gazouillis avec le bébé qui passe de bras en bras pendant que Sarah prépare le repas. Soupe aux orties, risotto et gâteau au chocolat. Avec nous : un groupe de jeunes alpinistes et leur formateur, et un étudiant allemand arrivé tout seul depuis la vallée, des livres de philo plein son sac.

Les toilettes sont un trou entre deux pierres, au-dessus du refuge. Il faut encore y grimper. Une corde permet de se tenir et de ne pas tomber dedans à la renverse en s’accroupissant. Nous sommes à plus de 2.800 mètres.

Au petit matin, après les ronflements record des hommes dans la cabane, nous sortons, les uns après les autres, pour découvrir un ciel voilé. Il va falloir redescendre fissa pour éviter le gros de l’averse. « Bon courage pour le retour à la ville ! », lance Sarah avec un vrai sourire. Il en faut pour quitter ce paradis perché.

(AFP / Marco Bertorello)

 

Gersende Rambourg