L'Inde dans la peau

New Delhi - Les maîtres karatékas estiment qu’un nouveau ceinture noire constitue un bon débutant. Son apprentissage n’en est qu’à ses prémices et tout le reste de sa vie ne sera pas de trop pour tendre vers la perfection de son art. Après onze ans de pratique intensive de l’Inde dont quatre comme correspondant pour l’AFP à New Delhi, je pourrais dire la même chose de ma connaissance de ce pays: je ne suis, au fond, qu’un bon débutant. Plus on fréquente l’Inde, plus on sait qu’on ne sait rien.

Un sikh prend un bain sacré à Amritsar (nord-ouest), face au Temple d'Or, lieu saint sikh, le 13 avril 2020 (AFP / Narinder Nanu)

Je compare souvent le travail d’observateur de ce pays à celui d’un scientifique examinant au microscope une préparation sous verre. À mesure que vous grossissez l’image, que vous plongez dans l’infiniment petit, de nouvelles divisions, des cellules insoupçonnées apparaissent. Et derrière celles-ci, d’autres divisions, d’autres cellules, encore et encore. L’Inde provoque le même vertige. Mais à l’échelle de 1,3 milliard d’habitants, de l’infiniment grand, de l’infiniment complexe.

C’est ce qui rend l’Inde aussi passionnante. L’Inde polarise. Elle provoque des réactions viscérales. Vous l’adorez, ou vous la détestez. Elle n’offre pas le luxe de la demi-mesure. Depuis que j’ai pour la première fois foulé son sol, en 2009, je fais partie des mordus. 

 
Célébration hindoue à Ajmer au Rajasthan (nord-ouest), le 3 octobre 2019 (AFP / Himanshu Sharma)

À l’époque, je venais effectuer une année d’échange universitaire dans une fac de la capitale. En sortant de l’aéroport, je fus cueilli par l’odeur âcre de terre poussiéreuse si caractéristique pour moi de Delhi, qui constitue désormais l’une de mes madeleines de Proust. À chaque retour, c’est elle qui me souhaite la bienvenue. Au gré des saisons, elle est plus ou moins sèche, plus ou moins lourde, plus ou moins enfumée, mais le fond reste le même. Sitôt que mes narines la détectent, je sais que je suis en Inde.

New Delhi, le 7 janvier 2018 (AFP / Noemi Cassanelli)

La première fois, tout m’était étranger. Tout était à découvrir. La manière de héler un chauffeur de rickshaw en l’appelant “bhaia” (“frère”). Les sigles cryptiques dont raffole la presse locale et qui la rendent illisible au profane. La résilience phénoménale des Indiens aux problèmes du quotidien. Le bon usage de la main droite, et celui de la main gauche. Étudiant, je pratiquais allègrement l’école buissonnière: l’école de l’Inde, c’est la rue. Les années qui suivirent, j’y retournai plusieurs fois en voyage ou pour des articles. En 2016, l’AFP m’a nommé correspondant francophone en Asie du Sud, un poste que je viens de quitter pour rentrer en France.

Le lac Dal, au pied des contreforts de l'Himalaya, en janvier 2011. (AFP / Tauseef Mustafa)
Moine bouddhiste dans l'Himachal Pradesh (nord) 8 juillet 2018 (AFP / Xavier Galiana)

 

En une décennie, j’ai dormi dans des hôtels glauques de bord d’autoroute au Gujarat (ouest), goûté à la torture des puces de lit à Bhopal (centre) ou campé à près de 5.000 mètres d’altitude dans le désert himalayen du Ladakh (nord). J’ai un faible pour le curry de porc des collines de Coorg (sud), un penchant masochiste pour les piments du nord-est. Mes notions de cricket me permettent de suivre un match. J’ai effectué des trajets en train longs de deux jours, toussé du sang dans le smog de Delhi, fait du snowboard dans une poudreuse de velours au Cachemire, admiré à la loupe l’adresse des détails des miniatures du Rajasthan. Je suis, vous l’aurez compris, gravement atteint.

 

Monastère bouddhiste Tnagyud Gompa dans l'Himachal Pradesh (nord) (AFP / Xavier Galiana)

J’ai visité plus d’une centaine de villes et localités d’Inde, suis passé par les deux tiers de ses régions. J’ai interviewé des prostituées de Calcutta, des dévots, des survivants de la Partition, des artistes, des entrepreneurs de Bangalore, des nomades, des villageois tribaux, des riches très riches et des pauvres très pauvres.

La star de Bollywood Priyanka Chopra et le musicien américain Nick Jonas posent avant un mariage à Bombay (sud), le 12 décembre 2018 (AFP / Sujit Jaiswal)

J’ai ingéré mon propre poids en sucre en buvant le chai chez des inconnus qui m’ont ouvert leurs portes et offert l’hospitalité. Je peux passer la soirée à débattre de politique indienne ou de la filmographie d’Aamir Khan. Par contre, je reste incapable de mettre du sel dans mon jus de fruit. J’ai mes limites.

Couvrir l’Inde comme journaliste, c’est devoir opérer un basculement mental. Oubliez tout ce que vous connaissez: ici, vous changez d’échelle. Des élections générales dans le pays ? 900 millions d’adultes sont appelés aux urnes, soit plus que toute la population de l’Europe. Un accident de bus ? À moins de 20 morts, nous ne ferons probablement pas de dépêche, tant ces collisions sont malheureusement monnaie courante. Delhi connaît un pic de pollution ? Les concentrations de particules fines peuvent atteindre quarante fois la limite quotidienne recommandée par l’OMS, un niveau inimaginable ailleurs dans le monde.

Taj Mahal, 6 novembre 2019 (AFP / Jewel Samad)

L’absurde n’est parfois pas loin aussi. Par exemple, connaissez-vous l’histoire du gouvernement qui a invalidé un soir par surprise presque tout l’argent liquide d’un pays qui ne tourne qu’au cash ? C’est la démonétisation de novembre 2016, et ce fut une belle pagaille.

Où dans le monde aurais-je pu écrire sur un missionnaire américain tué par les flèches d’une tribu de chasseurs-cueilleurs vivant sur une île coupée du monde depuis des millénaires, qu’il voulait évangéliser en leur apportant du poisson ? Comment raconter cette spécialité des partis politiques indiens d’enfermer parfois leurs législateurs régionaux dans des hôtels de luxe, en leur confisquant leur téléphone, pour éviter qu’ils ne soient “braconnés” par le camp adverse ? L’Inde a un potentiel tragi-comique insoupçonné.

Image distribuée par l'ONG Survival international et le service indien de garde-côtes d'un membre de la tribu des Sentinelles, le 28 décembre 2004

Si le géant d’Asie du Sud est aussi mal connu à l’extérieur, c’est notamment parce qu’il est foncièrement tourné sur lui-même. Le pays est si vaste, tant de choses s’y passent chaque jour, qu’il se préoccupe peu du reste du globe. À Amritsar, un badaud m’a même demandé une fois dans quelle partie de l’Inde se situe la France. Voir l’Inde comme un simple pays est d’ailleurs une erreur. C’est un continent en soi.

Célébration hindoue du dieu soleil, sur les rives du Gange à Varanasi dans l'Uttar Pradesh (nord) (AFP / Dominique Faget)

Si n’était le sentiment d’appartenance à une nation commune, rien ne relierait un sikh du Penjab à une vendeuse de rue kéralaise, un milliardaire parsi de Bombay à une agricultrice tribale d’Assam. Ils ne partagent ni la langue, ni la religion, ni la culture, ni la gastronomie. Raconter cette société si hétéroclite à une audience internationale, qui y possède peu ou pas de points de repères, pose un défi immense.

Danse par des membres de la communauté LGBT à Kolkata le 13 janvier 2019 (AFP / Dibyangshu Sarkar)

“Les vies humaines n’ont aucune valeur en Asie du Sud”, m’a un jour déclaré un dessinateur de BD du Cachemire dont je faisais le portrait. Cette phrase est l’une des plus éclairantes que j’ai entendues sur le sous-continent indien. L’actualité n’a cessé de la faire résonner dans ma tête. Ici, le bien-être de la personne, les conséquences pratiques dans sa vie quotidienne des décisions politiques, n’importent pas. Seuls comptent les intérêts de la famille, la communauté ou le pays. Le groupe écrase l’individu.

En mars, le confinement draconien décrété contre la pandémie de coronavirus m’a fourni une nouvelle illustration de ce principe. Mais plus extrême que tout ce que j’avais pu voir auparavant.

 
Amritsar le 23 avril 2020 (AFP / Narinder Nanu)

C’est sans préavis que le gouvernement assigna à domicile plus d’un milliard d’humains. L’annonce fut faite le soir à la télévision par le Premier ministre, effective à minuit. Soudain, tout s’arrêta. Le pays du bruit permanent plongea dans le silence. Avions, trains, bus et métros stoppèrent brusquement. Taxis et rickshaws s’évaporèrent des rues, les frontières entre régions se scellèrent. Plus moyen de se déplacer. Interdiction quasi-totale de sortir de chez soi. Dans une nation sans filet de sécurité sociale, où l’économie informelle est vitale, des centaines de millions de personnes se retrouvèrent sans gagne-pain.

Le confinement a certes retardé l’épidémie en Inde, qui l’a progressivement levé à partir de juin. Je connais toutefois peu d’endroits du globe où il fut mis en œuvre avec une telle violence. Une violence littérale, d’ailleurs: flâner dans la rue ou ne pas porter de masque vous exposait à une volée de coups de bâtons de la part de la police.

Ahmedabad (Etat du Gujarat, ouest) le 4 mai 2020 (AFP / Str)
Amritsar, le 20 mai 2020 (AFP / Narinder Nanu)

 

Les perturbations furent telles que même des services essentiels peinèrent à fonctionner. Sur les multiples petites épiceries de mon quartier, seules quelques-unes parvinrent à rester ouvertes, avec approvisionnement tout aléatoire. Car en confinant le deuxième pays le plus peuplé du monde, la dimension pratique n’avait absolument pas été envisagée.

Sans transports en commun, comment des médecins, des fonctionnaires ou des ouvriers étaient-ils censés se rendre au travail ? De quelle manière des familles pauvres pouvaient-elles se payer à manger ? Comment un homme d’affaires en déplacement, surpris loin de chez lui par le confinement, était-il en mesure de retrouver ses proches ?

Repas offert à des enfants par une ONG à Secunderabad (centre) le 17 avril 2020 (AFP / Noah Seelam)

Il fallait voir les images de l’exode des travailleurs migrants pour saisir l’ampleur de la tragédie. Privés d’emploi et à court d’argent, des dizaines de milliers d’entre eux ont fui les grandes villes indiennes, où ils sont de petites mains essentielles. C’est en marchant qu’ils ont dû rejoindre leur village d’origine. Des centaines de kilomètres à pied à travers les routes désertes du pays, sous un soleil de plomb, la faim au ventre. Certains sont morts en chemin.

Quant à ceux qui ont choisi de rester, leur survie n’a parfois tenu qu’à la charité. Deux fois par jour dans ma rue à Delhi, je voyais ainsi une longue file se former pour la distribution de nourriture par les autorités locales devant l’école publique voisine. En Inde, l’humain est souvent la variable d’ajustement.

Migrants aux abords de la gare de New Delhi le 12 mai 2020 (AFP / Sajjad Hussain)

Malgré tous ces sacrifices, toute cette montagne de souffrances, à l’heure où j’écris ces lignes, la barre des 120.000 morts officiels vient d’être franchie. 

Sur l’Inde actuelle, je pourrais parler ici de mille thèmes: la montée du nationalisme hindou, les changements sociétaux entraînés par la libéralisation de l’économie, la dureté des rapports sociaux… Je n’en retiendrai cependant qu’un seul, qui m’a particulièrement marqué ces dernières années: l’environnement. Nulle part ailleurs ai-je perçu aussi vivement l’empreinte de l’humanité sur la Terre. Le bouleversement de la planète, vous le vivez ici de première main.

Lorsque vous traversez certaines banlieues de Delhi, des décharges d’ordures forment de petites montagnes. Les déchets de plastique jonchent campagnes et villes.

Hyderabad (centre) (AFP / Noah Seelam)

En hiver, la pollution atmosphérique dans le nord du pays devient physiquement insupportable. Les nappes phréatiques baissent de façon alarmante dans des grandes villes toujours plus grandes, toujours plus étendues, plus hautes. “Si l'eau ne vient pas, les gens n'auront plus que du sang à la place des larmes pour pleurer”, me confia une habitante de Chennai, l’une des agglomérations urbaines les plus peuplées du sud de l’Inde, lors d’un reportage sur un violent épisode de sécheresse qui avait tari les robinets de cette capitale régionale.

Certains fleuves et lacs indiens sont si pollués qu’ils bavent parfois de gros blocs de mousse, voire s’enflamment. L’agriculture intensive et l’épandage massif de pesticides usent jusqu’à la corde les terres arables. L’empiétement de l’habitat humain sur des zones forestières provoque des conflits incessants avec la faune locale.

 
(AFP/ STR )

Les histoires de villageois tués par des éléphants, puis d’éléphants tués par des villageois en représailles, reviennent régulièrement dans nos dépêches. Même la terrasse des locaux de l’AFP à Delhi vous donne à voir cette guerre de territoire entre hommes et animaux. Si vous vous y aventurez avec de la nourriture, vous êtes certain de vous faire racketter par l’une des bandes de macaques rhésus qui pullulent dans la mégapole.

 

L’Inde incarne le grand dilemme de notre époque et des suivantes: comment concilier développement économique et respect de l’environnement ? Car il est indéniable que pour sortir des dizaines de millions de personnes de la pauvreté, il faut des emplois, des usines, des routes, de l’eau courante, de l’électricité. Mais offrir un niveau de vie digne à 1,3 milliard de personnes aura, inévitablement, un coût environnemental énorme.

Face à ces enjeux, le fatalisme indien reste encore très fort. “Que pouvons-nous y faire ?” : cet aveu d’impuissance revient sans cesse dans les conversations et interviews. Mais, petit à petit, la question écologique émerge dans le débat public. Ainsi en 2009, la pollution de l’air n’existait pas dans l’esprit des habitants de Delhi – moi le premier. Aujourd’hui, aux périodes de l’année où la capitale vit une “airpocalypse”, le sujet est sur toutes les lèvres. 

De la bourgeoise faisant ses courses à Khan Market au cordonnier installé sur un coin de trottoir, chacun y va de son avis, de ses solutions, de son remède de grand-mère. Les actes ne suivent pas toujours, pourtant une certaine prise de conscience a commencé.

L’Inde n’a rien de ce tigre asiatique, au développement économique fulgurant, que certains imaginent. Elle n’est pas du tout non plus cette nation inamovible et figée dans le temps, comme on se la représente parfois. Elle avance, mais à sa manière: cahin-caha.

(AFP / Sanjay Kanojia)

En Inde, les choses se font, en leur temps, avec les moyens du bord. Bien des entreprises étrangères s’y sont cassé les dents en voulant aller trop vite et en escomptant des bénéfices immédiats. L’Inde, c’est le temps long.

Ma relation à l’Inde, c’est une histoire d’amour et de désamour. Je l’ai dans la peau mais elle m’épuise. Combien de fois me suis-je dit que l’Inde et moi c’est fini ? Que j’en ai ma claque. Qu’il est temps d’explorer de nouveaux horizons, en France ou ailleurs dans le monde. L’Inde, j’en suis déjà parti par le passé. Et pourtant j’y suis toujours revenu, comme incapable de résister à sa force d’attraction. Je pensais écrire un adieu. Peut-être n’est-ce qu’une lettre d’au revoir.

(AFP / Money Sharma)

Récit: Alexandre Marchand. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer

Alexandre Marchand