La course au cash des retraités grecs
Photographe de l'AFP à Athènes
ATHENES, 2 juillet 2015 – Quand le gouvernement grec décide de rouvrir les banques pour trois jours pour que les personnes âgées ne disposant pas de carte de crédit puissent retirer de l’argent liquide, nous savons tout de suite que nous allons assister à des choses plutôt moches.
Des gens qui se poussent les uns les autres, qui hurlent sur de malheureux employés de banque... En six longues années de crise, nous avons vu ce genre de scène un nombre incalculable de fois. C’est triste. Mais c’est la réalité, et notre travail consiste à la montrer.
Ce mercredi 1er juillet, j’arrive à six heures et demie du matin devant le siège de la Banque nationale de Grèce. A sept heures, deux heures avant l’ouverture, une centaine de personnes sont déjà en train d’attendre. Elles seront bientôt trois cents. Deux autres photographes de l’AFP sont postés à d’autres endroits d’Athènes pour couvrir les milliers de retraités grecs sans carte de crédit qui s’apprêtent à prendre d’assaut les banques de la ville, afin de retirer les 120 euros auxquels ils ont droit pour le reste de la semaine (les banques restent fermées pour le reste de la population, qui peut retirer 60 euros par jour et par personne aux distributeurs).
On ne peut pas dire que l’incivilité soit généralisée parmi ces retraités. Certains font preuve de discipline. Mais on assiste aussi à toutes sortes de comportements indécents. Ce sont des petits détails pas faciles à saisir sur le vif dans une photographie. Au lieu de faire la queue dans le bon ordre, les gens se jettent comme un seul homme sur l’employé qui distribue les numéros dans la file d’attente. Je vois une vielle dame qui tape sur la main d’un monsieur pour lui voler son ticket. La scène dure le temps d’un éclair, je n’ai pas le temps de la photographier. Pendant que je travaille, je me fais conspuer par la foule, hostile aux médias en général.
Bien sûr, les personnes âgées sont celles qui sont le plus effrayées par la situation actuelle. Beaucoup ont besoin de cet argent liquide pour faire leurs courses et acheter leurs médicaments. Mais on a l’impression que d’autres, comme ceux qui ont vidé les distributeurs de billets dans un mouvement de panique le weekend précédent, ont tout simplement peur de perdre leurs dépôts. Ils n’ont plus confiance dans les banques et pensent que leur argent sera plus en sécurité au fond de leurs poches.
Tout le monde est en colère en Grèce, je suis en colère aussi, mais là n’est pas la question. Nous, les Grecs, sommes des gens francs et expressifs. Nous aimons nous exprimer bruyamment et nous nous comportons souvent de façon étrange. Dans des situations difficiles comme celle que nous vivons actuellement, on peut voir les manières civilisées se relâcher. Les gens essayent de tricher ou de vous piquer votre place dans la queue.
J’ai assisté à de nombreuses scènes d’indiscipline depuis le début de la crise, lors des distributions d’aliments pour les plus démunis par exemple : des personnes, souvent âgées, qui sautent la file d’attente et se bousculent pour attraper quelques pommes de terre. Mais il faut relativiser. Car vous pouvez être sûr que si un accident se produit dans la cohue, les gens crieront : « oooh ! » et se calmeront instantanément. Dans d’autres pays, j’ai vu des individus désespérés prêts à tuer pour obtenir ce qu’ils voulaient. Mais ici, quand la pagaille commence à devenir vraiment dangereuse, les gens reviennent vite à la raison.
Cela fait six ans que les choses vont mal en Grèce. Les souffrances n’ont pas commencé, loin de là, avec les mesures de contrôle des capitaux prises ces derniers jours par le Premier ministre Alexis Tsipras pour préserver la Grèce d’un effondrement bancaire. Certaines personnes ont très peur de l’avenir. D’autres restent plus sereines, en se disant qu’il n’y a plus grand-chose à perdre de toutes façons.
Personne ne sait comment va se passer le référendum du 5 juillet. Il n’est pas rassurant de voir le pays divisé à ce point. Ces derniers jours, nous avons couvert les grandes manifestations pour le « oui » et pour le « non ». Je parle toujours aux gens quand je suis dehors en train de prendre des photos. Depuis que la crise a commencé, j’ai parlé avec beaucoup, beaucoup de monde. La plupart des gens savent pour quoi ils vont voter dimanche, et il est souvent facile de deviner quel parti ils soutiennent.
Les médias grecs ne se comportent pas toujours de façon objective. Ils font partie intégrante du système politique. Chacun prend parti dans la couverture et le résultat, c’est que les journalistes sont rarement les bienvenus où que ce soit. Il est difficile de couvrir un événement sans se heurter à des problèmes. Je me fais souvent attaquer ou huer, comme ce mercredi matin devant la Banque nationale de Grèce.
Dans notre travail, il est toujours malaisé de montrer l’envers du décor, ce que pensent les gens calmes, ceux qui ne gesticulent pas. La raison, les comportements rationnels, sont extrêmement difficiles à exprimer avec une image. Les photos comme celles que j’ai prises ces jours-ci dans les rues d’Athènes sont très puissantes, et pourraient vous laisser penser que ces scènes chaotiques résument toute l’histoire. Mais la réalité, c’est que ces images ne sont qu’une partie de l’histoire. Il y a aussi une partie de la population grecque qui continue à mener une vie normale, sans soubresauts, comme elle le faisait déjà avant l’ascension de Syriza.
Au cours des dernières années, je me suis souvent servi des graffitis dans les rues d’Athènes pour illustrer les rebondissements de la crise de la dette grecque. Tout comme l’art fait partie de notre histoire, les graffitis font partie de la vie courante ici. Ils rendent notre ville bétonnée plus belle, et nous avons besoin de cette beauté. Quand on marche dans la rue, on tombe toujours sur une image qui vous fait réfléchir, et qui exprime souvent la façon de penser de la majorité silencieuse.
Les images de ce genre sont une forme d’expression politique. Parfois, elles sont tout simplement beaucoup plus intéressantes, et ont beaucoup plus de sens, que des photos de gens en train de crier dans la rue.
Aris Messinis est un photographe de l’AFP basé à Athènes. Suivez-le sur Twitter. Ce texte a été réalisé avec Emma Charlton à Paris et traduit en français par Roland de Courson.