Malika Tabti places flowers at the grave of her sister next to wooden stakes painted in yellow to mark out an alley of graves, at the Harki's children makeshift cemetery in Laudun-l'Ardoise, southern France, on April 6, 2023. - On March 20 this year, this makeshift cemetery of several dozen graves of babies and very young children who died during their stay in nearby Harki camps in the early 1960s, buried on military land without a decent burial and then buried in oblivion, was finally located. (Photo by Nicolas TUCAT / AFP) (AFP / Nicolas Tucat)

Les tombes d'enfants disparues, douleur enfouie des harkis

 

En mars 2023, des archéologues découvraient près d'Avignon un cimetière de fortune où avaient été enterrés, sans sépulture digne de ce nom,  des enfants de harkis: ils étaient morts dans un camp voisin, où leurs pères ayant combattu pour la France avaient été parqués avec leurs familles en fuyant l'Algérie. Lucie Peytermann, journaliste au Pôle international de l'AFP à Paris, raconte la longue enquête ayant mené à cette découverte,  nouveau chapitre tragique de l'histoire franco-algérienne.  

"Bonjour Lucie. On a trouvé !"  Le 20 mars dernier, ce sms qui tombe comme une météorite sur mon portable me laisse sonnée. Mon regard reste aimanté sur mon téléphone, au milieu de l'effervescence de mon service. 

A la joie et au soulagement que je ressens d'abord, succède le vertige des implications de cette nouvelle retentissante - mais douloureuse aussi - pour les familles harkis que je suis depuis trois ans et les associations dédiées à leur mémoire. 

 

Des archéologues mènent des fouilles à proximité du camp harki de Saint-Maurice, le 28 février 2022. Leurs recherches seront fructueuses quelques semaines plus tard, avec la mise au jour d'un cimetière d'enfants le 20 mars 2023 (AFP / Pascal Guyot)

 

Ce 20 mars 2023, un cimetière de dizaines de tombes de bébés et d'enfants morts au début des années 1960 dans des camps de harkis situés à proximité,  puis enterrés à la va-vite sur un terrain militaire, sans sépulture décente, a été localisé à Saint-Maurice-l'Ardoise, à une vingtaine de kilomètres au nord d'Avignon. Oublié, abandonné pendant des décennies,  ce cimetière a été retrouvé grâce à des fouilles décidées par l'Etat français et menées par des archéologues de l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap). 

"Nous avons la confirmation qu'il s'agit bien du cimetière recherché, puisque deux tombes, au moins, recèlent des ossements d'enfants", nous précise le 23 mars Patrice Georges-Zimmermann, l'un des deux archéologues ayant mené ces fouilles sans précédent en France.

Cette découverte est l'aboutissement pour moi de trois ans d'enquête, menée avec l'aide d'historiens et le travail inlassable d'associations dédiées à la mémoire des harkis, pour faire la lumière sur cette tragédie méconnue et ce scandale d'Etat. Tout du long, j'ai eu le sentiment d'être engagée dans une course contre la montre - les témoins encore vivants sont de plus en plus rares - et de vivre l'Histoire en marche.  

En septembre 2020, après huit mois d'investigations, j'avais écrit un premier article révélant l'existence de ce cimetière.  Ensuite, pendant plusieurs mois, beaucoup de gens s'étaient efforcés de m'expliquer qu'il était impossible de retrouver des ossements, a fortiori d'enfants, après tout ce temps. Et le gouvernement affirmait qu'il était hors de question d'ouvrir des fouilles.    

Mais les associations refusaient de lâcher l'affaire, et je continuais de mon côté à interroger régulièrement le secrétariat aux Anciens combattants et à la Mémoire. Et début 2022, je tombe des nues: le secrétariat d'Etat m'informe que le gouvernement a finalement décidé de mener ces fouilles.

Une première campagne est effectuée à l'hiver 2022 par les deux archéologues, sans résultat. Patrice Georges-Zimmermann reste néanmoins convaincu d'avoir identifié le site. La suite lui donnera raison: de nouvelles recherches, effectuées quelques centaines de mètres plus loin, mèneront à la découverte de mars dernier.  

 

Malika Tabti, à gauche, et son amie Nadia Ghouafria, au cimetière de Saint-Maurice où a été enterrée en 1963 la soeur de Malika, Le 6 avril 2023 (AFP / Nicolas TUCAT)

 

Le 6 avril 2023, j’étais en reportage sur le site du cimetière avec Malika Tabti, 59 ans,  qui pour la première fois s’est retrouvée là où sa soeur, alors bébé - c'était en 1963 - a été inhumée, vraisemblablement morte de la rougeole. Elle et sa famille avaient tenté en vain de retrouver ce lieu, notamment dans les années 90.  Ce n'est qu'en lisant un de mes reportages de 2022 sur les fouilles qu'elle avait découvert l’existence de ce cimetière, situé au bord d'une route de campagne, et désormais annoncé par un panneau marqué "Terrain militaire".   

Le visage noyé de larmes, Malika a déposé des fleurs dans l’allée de tombes du cimetière, délimitée par des piquets, où selon un registre d'inhumation reposent 31 personnes dont 30  jeunes enfants. Nous étions en contact depuis plus d’un an, et voir cette femme dynamique, très engagée dans son travail pour une association humanitaire, submergée de douleur, m'a ébranlée. J'avais moi aussi les larmes aux yeux. Tout au long de ce travail, j'ai souvent ressenti lourdement la responsabilité d'avoir replongé des familles comme celle de Malika dans un passé difficile. 

Pendant les trois ans qu'a duré mon enquête, j'ai arpenté des kilomètres dans le sud de la France, recueilli des heures d'interviews souvent poignantes avec des familles et des témoins, et avec les passionnants historiens Abderahmen Moumen et Fatima Besnaci-Lancou. J'ai  accumulé des piles de carnets de notes, passé des jours à recouper des informations ou à assembler des feuilles A4 pour dessiner les correspondances entre les familles retrouvées ou à contacter à travers la France... Quelques nuits d'insomnies aussi, à gérer des informations confidentielles ou à peser mes mots sur un sujet qui reste ultra-sensible, 60 ans après la fin de la guerre d'Algérie.

Les harkis, ces Français musulmans recrutés comme auxiliaires de l'armée française pendant la guerre (1954-1962), sont, à l'issue du conflit, abandonnés par la France. Victimes de représailles et parfois de massacres en Algérie, environ 90.000 partent pour la France avec leurs familles.

A leur arrivée, ils sont parqués dans des "camps de transit et de reclassement" gérés par l'armée française – Saint-Maurice, Rivesaltes, Bias (au nord d’Agen), Bourg-Lastic (près de Clermont-Ferrand) , La Rye (sud de Poitiers) et le Larzac. 

Des centaines de Harkis rassemblés au camp de Rivesaltes, près de Perpignan, le 16 septembre 1962, après la proclamation de l'indépendance de l'Algérie (Photo AFP)

Ouverts aux harkis dans la précipitation en 1962, la plupart de ces camps sont fermés entre fin 62 et fin 64, et les familles relogées, parfois dans d’autres régions. Les camps de Bias et de Saint-Maurice, devenus des "cités d’accueil des rapatriés d’Algérie", ne fermeront eux qu’en décembre 1976, après une révolte des résidents, notamment des jeunes, qui dénonçaient un univers "carcéral" , avec barbelés et couvre-feu. 

Ces camps connaissent une surmortalité infantile liée à des conditions de vie très dures: familles logées dans de simples tentes ou baraquements pendant des hivers 1962 et 63 particulièrement rigoureux, accouchements dans des conditions extrêmement précaires, fausses couches de mères affaiblies par les traumatismes de l'exil, maladies, etc...

Ainsi, le camp de Saint-Maurice, ouvert en octobre 1962 et prévu à l'origine pour 400 personnes, en accueille rapidement plus de 5.000, dont beaucoup de familles nombreuses, sous des tentes dans un premier temps.

 

Vue du camp de harkis de Saint-Maurice-l'Ardoise, le 22 juin 1975 (AFP / -)

 

Yahia, Abbas, Fatma, Omar, Malika, Saïd... : à l'échelle de la France, près de 200 nouveaux-nés ou jeunes enfants, au moins, sont décédés dans ces camps. Ils ont été enterrés par leurs proches, ou par des militaires, dans les camps mêmes ou dans des champs à proximité. Sans sépulture décente et, pour la grande majorité, sans plaque nominative, selon les récits d'historiens et les témoignages de familles que j'ai pu recueillir.

Ces cimetières de fortune ont ensuite disparu sous les herbes folles, les ronces ou les vignes... Avec le temps, les familles de harkis, relocalisées loin de ces lieux, ont enfoui au plus profond d'elles-mêmes les fantômes de ce passé traumatique.

J'avais parfois entendu des remarques pleines de préjugés ou de condescendance pour les harkis. Ça m'avait choquée, et j'avais décidé de m'intéresser de plus près à ce sujet. Informer sur le calvaire qu'ont vécu les familles des harkis à leur arrivée en France et le drame de ces enfants me paraît essentiel pour que notre société panse ses plaies et pour mieux vivre ensemble.  

En me documentant, je me suis rendu compte que sur les injustices et les combats menés ou restant à mener pour réparer cette mémoire, c'était surtout des hommes - les combattants harkis encore vivants, puis leurs fils devenus leaders ou porte-parole d'associations - qui s'exprimaient. Mais que l’on entendait presque jamais la parole des épouses et des filles de harkis: leur vécu à elles était passé sous silence.

Des femmes harkis posent avec leur bébé, le 22 juin 1975, dans la pièce de 2 X 4 mètres où elles vivent avec leur famille au camp de Saint-Maurice-l'Ardoise (Photo AFP) (AFP / -)

A l’hiver 2020, je prends contact avec Abderahmen Moumen et découvre avec stupéfaction les travaux qu'il mène.

En 2015,  il avait été missionné par l'Office national des combattants et des victimes de guerre (ONaC-VG) pour retrouver un cimetière au sein de l'ancien camp harki de Rivesaltes, près de Perpignan. Grâce à un travail colossal, il a pu identifier en 2017 la zone du cimetière sur le terrain de cet ancien camp militaire. Mais contrairement au récent travail de fouilles mené à Saint-Maurice l’Ardoise, les tombes de ce cimetière, elles, n'ont pas encore été localisées.

J’ai compilé de nombreuses fois les statistiques qu'il m'avait confiées: j'ai pu établir que les morts de Rivesaltes étaient essentiellement des nourrissons. 

Quant au camp de Saint-Maurice, mon intérêt pour ce lieu – sur lequel j’ai enquêté plusieurs mois en 2020 – avait été piqué lors d’une réunion avec des responsables gouvernementaux  à Paris, où on m’avait recommandé de "ne pas m’intéresser particulièrement à ce site. "  J’ai pris contact avec les associations locales et en particulier avec Nadia Ghouafria, dont les parents harkis ont vécu dans les camps de Saint-Maurice et Lascours. 

C'est elle qui a découvert dans des archives locales un dossier attestant de l'existence d’un cimetière, ainsi qu’un document édifiant pour les autorités françaises : le procès-verbal d'un gendarme rédigé en 1979 attestant que les autorités avaient eu connaissance de l'existence de ce cimetière mais n'en avaient délibérément pas informé les familles harkis. Scandale dans le scandale, les restes de neuf des 30 enfants qui y ont été enterrés ont été exhumés en 1979 dans des circonstances indéterminées, sans qu’on sache où ils ont été emportés, suscitant émoi et incompréhension des familles. C’est un des aspects sur lesquels je continue à travailler.

A plusieurs étapes de l'enquête, nous avons - avec mes collègues JRI Guillaume Bonnet et Ysis Percq - pu prendre la mesure des traumatismes vécus par ces familles de harkis, transmis sur plusieurs générations.

Comme avec Malika Tabti, le 6 avril dernier. Ou avec les soeurs et frère Dargaid, le 7 août 2020. Ces derniers n'avaient pu retenir leurs larmes en retrouvant, 57 ans après leur mort, les tombes - deux petits monticules de terre nue, sans noms - de leurs frères jumeaux dans le carré musulman du cimetière de Perpignan. Des jumeaux décédés peu après leur naissance à l'infirmerie du camp de Rivesaltes.

 

La famille Dargaid - en partant de la gauche Rahma, son frère Abdelkader et sa soeur Abessia - sur la tombe de leurs frères jumeaux morts en 1962, dans le carré musulman du cimetière de Perpignan, le 7 août 2020. (Photo AFP/Lionel BONAVENTURE)

 

Ou encore avec Hacène Arfi - figure de la lutte pour la cause harkie, qui fut le premier à dénoncer l'existence de cimetières sauvages - quand il m'a raconté avoir vu, à l'âge de six ans, en novembre 1962,  son père enterrer de ses mains son petit frère, mort-né dans le camp de Rivesaltes. Un père qui n'a jamais réussi ensuite à se souvenir du lieu précis de cette inhumation.

Depuis 2020, nos reportages ont provoqué une prise de conscience au sein du gouvernement.  L'ex-secrétaire d’Etat aux Anciens combattants Geneviève Darrieussecq a parlé en 2022 de  "faute de la République", estimant notamment "moralement anormal" que les familles n’aient pas été averties en 1979 de l’existence du cimetière de Saint Maurice. Et la question de ces cimetières fait désormais partie, pour le gouvernement, des questions importantes à traiter concernant la communauté harkie.  

"Nous devons réparer et reconnaître le mal" fait à ces enfants, a ainsi déclaré l’actuelle secrétaire d’Etat aux Anciens combattants Patricia Mirallès, en visite ce 21 avril 2023 sur le site de Saint-Maurice.  Elle a annoncé que l’Etat "accompagnera les familles des enfants inhumés" pour  "leur offrir des lieux de sépulture dignes et un cadre de recueillement à la hauteur de cette mémoire douloureuse". Les familles qui le souhaitent pourront demander de récupérer les corps pour procéder à une inhumation sur un autre lieu. C’est notamment le souhait de Malika Tabti, qui  espère qu'un jour sa soeur "puisse reposer enfin en paix dans la tombe" de sa mère Fatna, disparue en avril 2018.

Ces dernières semaines, des familles qui parfois ignoraient tout du sort de leur frère ou soeur disparu bébé, ou qui cherchaient leurs tombes depuis des années, m'ont contactée.  La découverte du 20 mars 2023 marque l'aboutissement d'un processus. Des frères et soeurs peuvent maintenant entamer leur deuil, informer les rares parents encore vivants. Mais c'est aussi le début de nouveaux combats pour les familles et les associations, pour rendre enfin un hommage digne à ces enfants.  

 

Edité par Catherine Triomphe à Paris

Lucie Peytermann