Les deux statues de Saddam Hussein
Beyrouth -- L’image dont tout le monde se souvient, c’est celle de la statue de Saddam Hussein mise à bas sur une place de Bagdad par des soldats américains, deux jours après l’entrée de leurs forces dans la capitale irakienne.
Cette photo du 9 avril 2003, il y a quinze ans, est de celles qui marquent l’histoire de l’Irak. Je l’ai prise comme mes confrères sur place, mais de haut, depuis ma chambre d’hôtel. Car j’étais en pleine transmission d’une image beaucoup plus symbolique à mes yeux : la dégradation d’une autre statue du dictateur irakien, mais par ses compatriotes et non par l’envahisseur.
Je suis Beyrouthin d’origine, mais c’est à partir du siège régional de l’AFP à Nicosie que j’effectue mon premier reportage en Irak, en 1998. Le ministère de l’Information irakien délivre alors des visas de journaliste au compte-goutte, dans une procédure compliquée, et corrompue. J’ai trouvé une autre filière, assez improbable.
Il y avait à l’époque une obscure association des photographes irakiens, basée à Bagdad, dont un responsable n’était autre que le photographe personnel d’Ouday Hussein, un des fils du président. Mis en relation avec ce photographe par l’intermédiaire de confrères, il m’a facilité l’octroi de visas, qui ne tombait pas sous la coupe du ministère de l’Information.
En 2002, quand la perspective d’une opération militaire occidentale contre l’Irak s’est accentuée, j’ai été dépêché à Bagdad pour y renforcer le bureau et les moyens logistiques pour couvrir une éventuelle invasion. Le ministère de l’Information me refusant un visa, j’en ai obtenu un par l’association des photographes. Je suis passé par la Jordanie, en voiture. Avec un test de dépistage du sida à la frontière irakienne… Bon illustration de l’étendue de la corruption, il valait mieux payer 25 dollars pour échapper au test que de se risquer à une prise de sang avec une seringue à l’origine douteuse.
En décembre, nous nous installons à l’hôtel Rachid, le palace de Bagdad, où je transforme une suite en dépôt logistique, avec eau, nourriture et équipement. Avec des questions prosaïques : que faire de l’équipement de protection NBC (nucléaire-biologique-chimique) à utiliser en cas d’attaque avec des armes de destruction massive? Après tout, les Etats-Unis accusent l’Irak d’en détenir tout un arsenal, faussement apprendra-t-on ensuite.
On ne pouvait pas les essayer ou s’entrainer à les mettre, parce qu’une fois sortis de leur emballage, impossible de les y remettre. Un jour nous avons vu arriver des journalistes chinois, que leur rédaction n’avait pas équipés de la sorte. En revanche ils avaient avec eux des cages avec des oiseaux. Une fois qu’ils ont expliqué que les volatiles leur serviraient d’alerte en cas d’attaque chimique, -comme le canari au fond de la mine détecte le grisou-, le marché aux animaux a été dévalisé de ses occupants à plumes.
L’invasion commence le 20 mars. J’ai saisi une image de la première frappe aérienne sur Bagdad, et c’est grâce à la technologie numérique. J’ai pu vérifier tout de suite qu’on voyait quelque chose sur la photo. Je n’aurai pas pris le temps de la développer en travaillant avec un film, parce que je ne distinguais pas grand-chose dans mon viseur.
Le plus dur à vivre à ce moment, ce sont les sirènes d’alerte qui se déclenchent, parfois en même temps que l’appel à la prière des muezzins. Ça devient obsédant, parce qu’elles annoncent la mort qui vient, nul ne sait où. A chaque fois, les batteries anti-aériennes se déchaînent, produisant un feu d’artifice dans le ciel de la capitale.
Juste avant l’invasion, nous quittons le Rachid, à la suite des journalistes américains qui ont reçu une consigne en ce sens des autorités US, et emménageons à l’hôtel Palestine. Nous y dénichons une suite de chambres, à l’étage le plus élevé, qui permet de surveiller la situation sur 360°.
La guerre est entrée dans son rythme à elle, dans ce quotidien ponctué par les alertes. Nous circulons librement dans Bagdad, en évitant les « safaris photo » organisés par le ministère de l’Information. Nous sommes bien obligés de nous adjoindre les services d’un chaperon, mais plutôt que d’accepter celui fourni par le ministère nous en trouvons un qui travaille en dehors. Et qui m’expliquera ensuite qu’au nombre de ses obligations il y avait celle de rendre compte chaque fin d’après-midi de nos faits et gestes, en agrémentant son récit de détails sur nos personnalités et nos vices, et en gardant à l’esprit de ne jamais dire trop de bien de nous.
Nous sommes maintenant le 7 avril, et j’apprends la chute de Bagdad grâce au téléphone. Il est cinq heures du matin quand au bout du fil mon chaperon me dit : « va sur le balcon, va sur le balcon ! ». J’y sors dans le plus simple appareil, pour voir des colonnes de fumée montant du palais présidentiel, des membres de la redoutée Garde républicaine se jeter dans le Tigre, et finalement apparaître des blindés américains.
Le lendemain 8 avril, nous couvrons la prise de la ville, violente et sanglante. Trois confrères y perdront la vie, dont deux dans le tir d’un char américain sur notre hôtel.
Le 9 Bagdad est tombée et les pillages vont bon train. Nous sortons pour comprendre ce qui se passe, et dans les environs de Saddam City, -un quartier chiite de la capitale qui sera rebaptisé Sadr City-, je tombe sur ce spectacle surprenant.
Un type traîne une statue de Saddam Hussein au bout d’un câble accroché au pare-chocs de sa voiture. Il s’arrête à chaque fois qu’il croise des habitants, qui se font une joie de taper dessus avec leurs semelles de chaussure, un des gestes les plus dégradants que l’on puisse infliger à quelqu’un dans cette région.
Le symbole est très fort parce qu’il n’y a pas un américain en vue. C’est vraiment la population qui prend cette revanche, aussi dérisoire soit-elle, contre le dictateur déchu. C’est elle aussi qui montre qu’elle n’a plus peur.
Je suis d’autant plus excité par le moment que je suis le seul photographe témoin de la scène. Et qu’à l’époque il n’y a pas, comme aujourd’hui, de smartphone permettant au premier citoyen venu de me faire de la concurrence.
Convaincu d’avoir l’image qui fera la Une, je file vers l’hôtel pour la transmettre, en croisant en chemin des marines américains, complètement paumés. On leur a fourni des cartes avec des rues rebaptisées à l’américaine, pour qu’ils puissent s’échanger des indications. Encore faut-il trouver où se trouve « Michigan Boulevard » sur la photo aérienne qui sert de fond de carte…
Me voici à l’hôtel, tout content, avec ma petite photo en boîte, que je me mets aussitôt à transmettre. C’est le brouhaha dehors qui m’attire sur le balcon et sur le spectacle de la place où trône une grande statue de Saddam Hussein.
Après avoir coiffé sa tête d’un drapeau américain, et l’avoir enlevé sur ordre d’un officier, les soldats viennent à bout du monument avec un gros câble passé autour de son cou et tiré par un blindé. Le tout a pris beaucoup de temps.
Avant cela un Irakien s’est acharné vainement à coup de masse sur le socle de la statue, devant une petite foule. Sa maigre taille a fait dire à certains que ce renversement n’était pas populaire. Mais il fallait beaucoup de courage à un civil pour se risquer dans les rues au milieu de ce chaos, en pleine guerre. Peut-être aussi que, comme le dit un proverbe arabe, quand tu as passé ta vie dans une cage la liberté est un crime.
La statue devait tomber, il fallait la faire tomber pour marquer ce jour. Mon fixeur était visiblement ému, parce que pour lui, comme pour ceux qui vivaient du régime, c’est la fierté de l’Irak qui tombait avec l’effigie de Saddam. Pour moi, celle qui comptait vraiment était celle que des Irakiens avaient mis à bas eux-mêmes, un peu avant.
Ce billet a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.