Les deux Marianne
Elles se sont jaugées du regard pendant 30 secondes seulement. Je savais que j’avais ma photo.
Ce samedi je suis chargé de couvrir la manifestation des Gilets Jaunes à partir de 8h00 sur la place de la Concorde, avec les premiers contrôles de police qui interdisent l’accès vers l’Elysée.
En marchant je vois cinq filles sur le côté, pas en rouge mais avec des chapkas et un drôle de maquillage. Je me dis que ce sont peut-être des Femen. Je fais demi-tour, mais non, ça n’est pas leur genre, juste des filles qui sortent d’un cabaret ou qui reviennent d’une fête.
Donc je remonte les Champs-Elysées vers l’Etoile. Je ne sais pas pourquoi mais je me retourne, et je vois les cinq filles devant le barrage de gendarmerie. Elles ont quitté leurs manteaux.
Je me précipite mais j’ai bien 30 secondes de retard. C’est déjà plein de photographes et de caméras. Ca ressemble à un photo-call. Je cherche une position, sur un côté, mais ça ne me plaît pas.
J’ai bien remarqué le regard de la gendarme mais il est derrière son bouclier, et ce n’est pas ce que je veux faire. Je fais le tour et je me faufile, tranquillement, jusqu’à me retrouver coincé contre le bouclier d’un gendarme. Je me mets à hauteur des deux visages, et à ce moment elles se fixent du regard.
J’ai mon 16-35mm et je cale la focale à 2.8 pour « effacer » le reste autour.
J’ai juste le temps de remarquer qu’elles ont le même profil, les mêmes yeux, le même regard perçant.
Elles se jaugent du regard pendant peut-être 30 secondes, le temps pour moi de faire trois photos, -je suis plutôt économe de ce point de vue-, et je sais que j’en ai une bonne.
La photo est hyper simple, mais la force de l’image vient de ce qu’elle est prise à hauteur du regard. Je ne me suis pas rendu compte de sa puissance tout de suite.
Je me suis éloigné un peu pour transmettre directement depuis mon appareil. Et j’ai repris le travail, guidé, comme les autres photographes, par le rédacteur en chef photo via WhatsApp. Je n’ai rien suivi sur les réseaux et ce n’est que le soir en rentrant vers 18h30 que j’ai regardé les fils Twitter et, surprise, c’était la photo de l’acte V des Gilets Jaunes.
On m’a demandé ensuite qui des deux femmes était la Marianne ?
Je ne sais pas, je reste photojournaliste, et chacun est libre d’interpréter la photo comme il le voudra, d’y voir ce qu’il veut.
J’ai reçu un coup de fil d’un lieutenant-colonel de la gendarmerie, qui m’a dit qu’ils aimaient beaucoup la photo. Ils en ont remis un tirage à la gendarme.
A chacun sa Marianne.