Le pays de l'invincible été
New Delhi -- Installée à Hong Kong et en Inde pour l’Agence France-Presse au cours des sept dernières années, cela fait quasi une décennie que je n’ai pas eu froid (à part durant ma couverture des Jeux olympiques d’Hiver).
Mais alors que je quitte l’Inde après quatre années fantastiques et intenses en tant que coordinatrice vidéo pour l’Asie du Sud, afin de rejoindre notre siège régional d'Amérique du nord à Washington DC, il est grand temps de dépoussiérer mes pulls et mes précieux souvenirs.
J’ai travaillé dans plusieurs pays en Afrique, Asie et Europe, mais ma caméra n’a jamais autant été gâtée qu’en Inde.
Ce pays regorge de nuances de couleurs éclatantes et je voulais leur rendre hommage, dans un adieu final aux personnes et paysages fascinants que j’ai eu la chance de filmer durant mes années ici.
Hubert Beuve-Méry, fondateur du quotidien Le Monde, a défini le journalisme comme “le contact et la distance”.
Je me suis installée en Inde début 2015. Dans ce pays où toute notion d’espace personnel est abolie, la distance est parfois difficile à instaurer. Le contact, en revanche…
Dans le métro, des femmes drapées d’un voile brodé posent la tête sur mon épaule avec un naturel déconcertant, dans le train, des enfants effleurent du nez les pages de mon livre, tentant d’en déchiffrer les mystérieux caractères, et au cours des festivals religieux, manifestations et rassemblements politiques, des hommes de 15 à 75 ans m’attrapent les fesses sans scrupules.
A bien des égards, ces quatre dernières années passées en Inde m’ont appris plus de choses sur mon instinct de survie et ma capacité d’endurance que mes quelques semaines en zone de guerre.
Tout comme l’écrivain français Albert Camus, j’ai découvert en moi, au milieu de l'hiver, un invincible été. Peut-être est-ce pour cela que ce pays aura toujours une place particulière sur l’étagère de mes souvenirs.
L’Inde endurcit, c’est indéniable.
Elle se laisse baiser sa main enjolivée de henné, avant d’asséner de son revers un brutal aller-retour vers la réalité.
Pour le philosophe français Pascal, “Tout le malheur des hommes vient d'une chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre”. Ma chambre d’adolescente et son confort douillet paraissent en effet bien loin de ces marchés bondés et poussiéreux où rickshaws, vendeurs ambulants, mendiants et vaches me bousculent, au rythme d’une cacophonie à des antipodes de la mélodie tranquille de mon enfance.
Par où commencer?
Par mes 18 heures passées dans un train bondé où le nombre de cafards excédaient le nombre de passagers, durant lesquelles j’ai dû (tenter de) dormir avec mes écouteurs enfoncés dans les oreilles, de peur que l’un de ces insectes ne me rampe dans le cerveau?
Par mes incursions en territoire maoïste dans l’est du pays, le pied encore fragilisé par une fracture récente, assise à califourchon à l’arrière de la moto du chef de la police locale suant à grosses gouttes tout en slalomant pour éviter de possibles mines?
J’ai aussi filmé des mangeurs de rats, des chasseurs de serpents, foulé le sol de la ville la plus sale d’Inde, et celui de la soi-disant ville la plus propre d’Asie.
J’ai déployé mon trépied de caméra dans des bidonvilles aux allées étroites sillonnées par des rigoles pestilentielles, dans une déchetterie encerclée de vautours, au sein des couloirs ornés de sofas en velours du palais présidentiel indien et au cœur du palace de marbre d’une princesse descendante de maharajah et collectionneuse de fossiles de dinosaures.
L’air m’asphyxie, le soleil me brûle, les épices épargnent mon estomac mais pas celui de mes visiteurs, le serveur de ce restaurant traditionnel insiste pour me dessiner un Tilak avec de la poudre rouge sur le front avant de me laisser rentrer.
Ce pays ne fait rien à moitié et y vivre signifie accepter de s’y immerger la tête la première.
Je ne le regrette pas. A l’arrière d’une moto avalant les kilomètres de campagne poussiéreuse indienne, je ressens un enivrant sentiment de liberté. Sur la route, je croise l’Inde des clichés: les vaches, les chameaux, les nomades, les saris colorés.
A force de vivre ici, mes propres habits se colorent davantage, j’opte plus naturellement pour des couleurs vives, des écharpes chatoyantes.
Elles me paraissent encore bien timides ici, mais lors de mes rares retours en Europe, elles détonnent soudain. Je suis frappée par les camaïeux de noir, gris et bleu sombres qui habillent les piétons autour de moi. Ma caméra s’est habituée aux assauts colorés de l’Inde, et ferait la fine bouche devant ces scènes désaturées.
L’Inde m’a appris le sens du détail.
Mon collègue photographe Dominique Faget et moi nous rendons dans un refuge pour vaches. Juste avant de passer la porte il me confie avoir failli mettre ses chaussures en cuir, avant de se rappeler juste à temps que ce matériau issu d’un animal considéré en Inde comme sacré n’aurait sans doute pas fait l’unanimité dans ce sanctuaire.
Nous franchissons le seuil du refuge dans l’hilarité, un peu soulagés aussi.
L’Inde m’a aussi enseigné la force des réalités alternatives.
Des personnes éduquées, à l’anglais impeccable, m’ont déjà juré main sur le cœur que fumer des cigarettes n’était pas nocif pour les poumons, que faire du yoga et boire du jus de canne à sucre permettait de purifier le corps des particules de pollution, ou que l’urine de vache protégeait des ondes radioactives.
Au fond, en Inde plus qu’ailleurs, j’ai saisi le pouvoir de ma caméra, celui de m’ouvrir des portes vers des endroits, fantasmés ou méprisés, où je ne suis pas censée me trouver.
J’ai beaucoup de chance.
Il y a en Inde un Etat qui brille de mille feux, littéralement.
Dans le Jharkhand, le sol est jonché de mica, matériau brillant utilisé dans la fabrication de cosmétiques. Les mines de mica ont fermé il y a des décennies, mais des enfants continuent chaque jour de remuer la terre, afin de collecter ces précieuses particules et les vendre pour l’équivalent d’un demi dollar par jour.
Après des heures de route sur ces chemins étincelants, elles sont apparues au détour d’un croisement, des gamines et adolescentes pour la plupart. En voyant mes collègues du texte et de la photo et moi-même sortir de la voiture, elles ont détalé.
Puis, à pas hésitants, feutrés, leurs petits poings brillants serrés, elles sont revenues, méfiantes comme des louves.
J’interviewe l’une d’entre elles.
Lalita a sept ans, la mine butée et le menton fier, et n’a jamais entendu une cloche d’école sonner de sa vie. Elle s’adresse en hindi à ma collègue Abhaya Srivastava et moi, je saisis des bribes.
Elle nous raconte ses journées entières passées accroupie, les yeux scrutant le sol, les mains recourbées comme des mini pelleteuses labourant la terre pour garnir les plateaux posés devant elle. Elle en remplit trois chaque jour.
Un moment, je n’arrive plus à faire la mise au point sur son visage.
La caméra ne me fait pas défaut; je me rends compte que je pleure. Ma collègue du texte aussi. Lalita nous observe, les sourcils légèrement froncés, les yeux secs. Je me demande si elle a jamais sangloté sur son sort.
Elle s’agite, elle attend que nous mettions fin à l’entretien, afin de retourner chercher des paillettes qui orneront peut-être les yeux d’autres petites filles à l’autre bout du monde.
Quand je songe à mon métier, aux raisons pour lesquelles je le fais, je repense souvent à Lalita.
Certaines des personnes que nous interviewons gardent un souvenir amusé de nos tournages.
La présence de ma caméra, dans des villages reculés d’Inde ou en République Démocratique du Congo par exemple, a fréquemment suscité rires et animation, et offert une distraction bienvenue. Les enfants collent leur nez contre mon objectif, touchent du bout des doigts mon trépied, les femmes pouffent et se couvrent le visage avec leur écharpe, les hommes dévisagent mon écran par-dessus mon épaule et même les anciens, de loin, tendent le cou.
J’essaie souvent de maintenir cette fraîcheur, même lorsque le temps manque et que les tournages s’accumulent. Après tout, je peux bien en échange de leur temps et gentillesse m’efforcer de rendre cette journée un peu particulière pour eux.
Mais Lalita se fichait de ma caméra.
Elle n’avait pas besoin de nous, de nos larmes, sa vie n’a sans doute pas dévié de son tunnel tout tracé après notre reportage. Est-ce que son beau visage résigné aura, au-delà de ma collègue et moi, décongelé le cœur de quelques autres personnes?
C’est ce point d’interrogation qui me fait tenir.
J’ai débuté dans ce métier avec l’illusion naïve de pouvoir changer le monde. Au fil de ces quelques années, c’est l’Inde qui m’a changée.
Avoir côtoyé la détresse humaine extrême, la froideur de la mort, et plus encore celle de la perte, me pousse à savourer davantage encore le petit miracle de chaque rencontre, aussi éprouvante qu’elle puisse être.
“Une chose que vous voyez dans mes photos, c’est que je n’avais pas peur de tomber amoureuse de ces personnes,” confie la photographe et portraitiste américaine Annie Leibovitz.
Caméra à la main, j’ai moi aussi filmé et chéri les contours de ces visages croisés, poupins, ridés, souillés, suants, amoureuse du sourire qui parfois s’esquissait sur leur visage, et reconnaissante de l’espoir qu’il suscitait en moi.
Ce blog a été adapté du chapitre d'un livre qu'Agnes Bun a publié cet automne sur ses expériences les plus intéressantes en tant que reporter pour l'AFP.