Adoration du soleil pour la fête de Surya Pooja, pendant le festival du Chhath, sur les bords du Gange, à Varanasi, Inde, le 14 novembre 2018. (AFP / Dominique Faget)

Le pays de l'invincible été

New Delhi -- Installée à Hong Kong et en Inde pour l’Agence France-Presse au cours des sept dernières années, cela fait quasi une décennie que je n’ai pas eu froid (à part durant ma couverture des Jeux olympiques d’Hiver).

Mais alors que je quitte l’Inde après quatre années fantastiques et intenses en tant que coordinatrice vidéo pour l’Asie du Sud, afin de rejoindre notre siège régional d'Amérique du nord à Washington DC, il est grand temps de dépoussiérer mes pulls et mes précieux souvenirs.

Ecolière indienne dans un vieux quartier de New Delhi, le 28 novembre 2018. (AFP / Sajjad Hussain)

J’ai travaillé dans plusieurs pays en Afrique, Asie et Europe, mais ma caméra n’a jamais autant été gâtée qu’en Inde.

Ce pays regorge de nuances de couleurs éclatantes et je voulais leur rendre hommage, dans un adieu final aux personnes et paysages fascinants que j’ai eu la chance de filmer durant mes années ici.

Hubert Beuve-Méry, fondateur du quotidien Le Monde, a défini le journalisme comme “le contact et la distance”.

Je me suis installée en Inde début 2015. Dans ce pays où toute notion d’espace personnel est abolie, la distance est parfois difficile à instaurer. Le contact, en revanche…

Dans le métro, des femmes drapées d’un voile brodé posent la tête sur mon épaule avec un naturel déconcertant, dans le train, des enfants effleurent du nez les pages de mon livre, tentant d’en déchiffrer les mystérieux caractères, et au cours des festivals religieux, manifestations et rassemblements politiques, des hommes de 15 à 75 ans m’attrapent les fesses sans scrupules.

A bien des égards, ces quatre dernières années passées en Inde m’ont appris plus de choses sur mon instinct de survie et ma capacité d’endurance que mes quelques semaines en zone de guerre.

Tout comme l’écrivain français Albert Camus, j’ai découvert en moi, au milieu de l'hiver, un invincible été. Peut-être est-ce pour cela que ce pays aura toujours une place particulière sur l’étagère de mes souvenirs.

Des fermiers indiens battent le blé, près d'Alwar, au Rajasthan, le 15 avril 2017. (AFP / Dominique Faget)

L’Inde endurcit, c’est indéniable.

Elle se laisse baiser sa main enjolivée de henné, avant d’asséner de son revers un brutal aller-retour vers la réalité.

Pour le philosophe français Pascal, “Tout le malheur des hommes vient d'une chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre”. Ma chambre d’adolescente et son confort douillet paraissent en effet bien loin de ces marchés bondés et poussiéreux où rickshaws, vendeurs ambulants, mendiants et vaches me bousculent, au rythme d’une cacophonie à des antipodes de la mélodie tranquille de mon enfance.

Par où commencer?

Par mes 18 heures passées dans un train bondé où le nombre de cafards excédaient le nombre de passagers, durant lesquelles j’ai dû (tenter de) dormir avec mes écouteurs enfoncés dans les oreilles, de peur que l’un de ces insectes ne me rampe dans le cerveau?

Par mes incursions en territoire maoïste dans l’est du pays, le pied encore fragilisé par une fracture récente, assise à califourchon à l’arrière de la moto du chef de la police locale suant à grosses gouttes tout en slalomant pour éviter de possibles mines?

Soldat indien pendant une opération contre des militants indépendantistes au Cachemire, à Shuhama, près de Srinagar, le 5 novembre 2018. (AFP / Tauseef Mustafa)
Vendeurs de feuilles de bananier, utilisées à l'occasion de la fête de Diwali pour décorer l'entrée des habitations et commerces, Hyderabad, le 7 novembre 2018. (AFP / Noah Seelam)

 

J’ai aussi filmé des mangeurs de rats, des chasseurs de serpents, foulé le sol de la ville la plus sale d’Inde, et celui de la soi-disant ville la plus propre d’Asie.

J’ai déployé mon trépied de caméra dans des bidonvilles aux allées étroites sillonnées par des rigoles pestilentielles, dans une déchetterie encerclée de vautours, au sein des couloirs ornés de sofas en velours du palais présidentiel indien et au cœur du palace de marbre d’une princesse descendante de maharajah et collectionneuse de fossiles de dinosaures.

Une femme dort sur un trottoir de New Delhi, le 22 août 2018. (AFP / Dominique Faget)

L’air m’asphyxie, le soleil me brûle, les épices épargnent mon estomac mais pas celui de mes visiteurs, le serveur de ce restaurant traditionnel insiste pour me dessiner un Tilak avec de la poudre rouge sur le front avant de me laisser rentrer.

Ce pays ne fait rien à moitié et y vivre signifie accepter de s’y immerger la tête la première.

Je ne le regrette pas. A l’arrière d’une moto avalant les kilomètres de campagne poussiéreuse indienne, je ressens un enivrant sentiment de liberté. Sur la route, je croise l’Inde des clichés: les vaches, les chameaux, les nomades, les saris colorés.

Une veuve danse pendant la fête des couleurs de Holi, à Vrindavan, le 9 mars 2017. La ville est célèbre pour rassembler des veuves rejetées par leur famille après la mort de leur époux. (AFP / Dominique Faget)

A force de vivre ici, mes propres habits se colorent davantage, j’opte plus naturellement pour des couleurs vives, des écharpes chatoyantes.

Elles me paraissent encore bien timides ici, mais lors de mes rares retours en Europe, elles détonnent soudain. Je suis frappée par les camaïeux de noir, gris et bleu sombres qui habillent les piétons autour de moi. Ma caméra s’est habituée aux assauts colorés de l’Inde, et ferait la fine bouche devant ces scènes désaturées.

L’Inde m’a appris le sens du détail.

Mon collègue photographe Dominique Faget et moi nous rendons dans un refuge pour vaches. Juste avant de passer la porte il me confie avoir failli mettre ses chaussures en cuir, avant de se rappeler juste à temps que ce matériau issu d’un animal considéré en Inde comme sacré n’aurait sans doute pas fait l’unanimité dans ce sanctuaire.

Nous franchissons le seuil du refuge dans l’hilarité, un peu soulagés aussi.

Crémation d'un corps au bord du Gange, sous le pont Shastri, à Allahabad le 3 septembre 2018. (AFP / Sanjay Kanojia)

L’Inde m’a aussi enseigné la force des réalités alternatives.

Des personnes éduquées, à l’anglais impeccable, m’ont déjà juré main sur le cœur que fumer des cigarettes n’était pas nocif pour les poumons, que faire du yoga et boire du jus de canne à sucre permettait de purifier le corps des particules de pollution, ou que l’urine de vache protégeait des ondes radioactives.

Au fond, en Inde plus qu’ailleurs, j’ai saisi le pouvoir de ma caméra, celui de m’ouvrir des portes vers des endroits, fantasmés ou méprisés, où je ne suis pas censée me trouver.

J’ai beaucoup de chance.

Il y a en Inde un Etat qui brille de mille feux, littéralement.

Dans le Jharkhand, le sol est jonché de mica, matériau brillant utilisé dans la fabrication de cosmétiques. Les mines de mica ont fermé il y a des décennies, mais des enfants continuent chaque jour de remuer la terre, afin de collecter ces précieuses particules et les vendre pour l’équivalent d’un demi dollar par jour.

Après des heures de route sur ces chemins étincelants, elles sont apparues au détour d’un croisement, des gamines et adolescentes pour la plupart. En voyant mes collègues du texte et de la photo et moi-même sortir de la voiture, elles ont détalé.

Puis, à pas hésitants, feutrés, leurs petits poings brillants serrés, elles sont revenues, méfiantes comme des louves.

Un homme fait ses ablutions dans l'atelier d'un vieux quartier de Delhi, le 6 décembre 2018. (AFP / Xavier Galiana)

J’interviewe l’une d’entre elles.

Lalita a sept ans, la mine butée et le menton fier, et n’a jamais entendu une cloche d’école sonner de sa vie. Elle s’adresse en hindi à ma collègue Abhaya Srivastava et moi, je saisis des bribes.

Elle nous raconte ses journées entières passées accroupie, les yeux scrutant le sol, les mains recourbées comme des mini pelleteuses labourant la terre pour garnir les plateaux posés devant elle. Elle en remplit trois chaque jour.

Des enfants jouent dans la mousse provoquée par la pollution, sur une plage de Chennai, le 22 novembre 2018. (AFP / Arun Sankar)

Un moment, je n’arrive plus à faire la mise au point sur son visage.

La caméra ne me fait pas défaut; je me rends compte que je pleure. Ma collègue du texte aussi. Lalita nous observe, les sourcils légèrement froncés, les yeux secs. Je me demande si elle a jamais sangloté sur son sort.

Elle s’agite, elle attend que nous mettions fin à l’entretien, afin de retourner chercher des paillettes qui orneront peut-être les yeux d’autres petites filles à l’autre bout du monde.

Une femme prie dans un étang pour le festival de Chhath à New Delhi, le 6 novembre 2016. La fête, aussi appelée Surya Pooja, célèbre le soleil et les divinités des eaux. (AFP / Dominique Faget)

Quand je songe à mon métier, aux raisons pour lesquelles je le fais, je repense souvent à Lalita.

Certaines des personnes que nous interviewons gardent un souvenir amusé de nos tournages.

La présence de ma caméra, dans des villages reculés d’Inde ou en République Démocratique du Congo par exemple, a fréquemment suscité rires et animation, et offert une distraction bienvenue. Les enfants collent leur nez contre mon objectif, touchent du bout des doigts mon trépied, les femmes pouffent et se couvrent le visage avec leur écharpe, les hommes dévisagent mon écran par-dessus mon épaule et même les anciens, de loin, tendent le cou.

J’essaie souvent de maintenir cette fraîcheur, même lorsque le temps manque et que les tournages s’accumulent. Après tout, je peux bien en échange de leur temps et gentillesse m’efforcer de rendre cette journée un peu particulière pour eux.

Mais Lalita se fichait de ma caméra.

Elle n’avait pas besoin de nous, de nos larmes, sa vie n’a sans doute pas dévié de son tunnel tout tracé après notre reportage. Est-ce que son beau visage résigné aura, au-delà de ma collègue et moi, décongelé le cœur de quelques autres personnes?

C’est ce point d’interrogation qui me fait tenir.

Nagina, une enfant sourde, cherche du mica dans une mine du district de Koderma, dans l'Etat indien de Jharkhand, le 4 août 2015. (AFP / Dibyangshu Sarkar)

J’ai débuté dans ce métier avec l’illusion naïve de pouvoir changer le monde. Au fil de ces quelques années, c’est l’Inde qui m’a changée.

Avoir côtoyé la détresse humaine extrême, la froideur de la mort, et plus encore celle de la perte, me pousse à savourer davantage encore le petit miracle de chaque rencontre, aussi éprouvante qu’elle puisse être.

“Une chose que vous voyez dans mes photos, c’est que je n’avais pas peur de tomber amoureuse de ces personnes,” confie la photographe et portraitiste américaine Annie Leibovitz.

Caméra à la main, j’ai moi aussi filmé et chéri les contours de ces visages croisés, poupins, ridés, souillés, suants, amoureuse du sourire qui parfois s’esquissait sur leur visage, et reconnaissante de l’espoir qu’il suscitait en moi.

Un enfant membre d'une troupe d'artistes participe à une procession religieuse pour le festival de Dussehra à Allahabad, le 18 octobre 2018. La cérémonie célèbre la victoire du bien sur le mal. (AFP / Sanjay Kanojia)

Ce blog a été adapté du chapitre d'un livre qu'Agnes Bun a publié cet automne sur ses expériences les plus intéressantes en tant que reporter pour l'AFP.

Agnès Bun