Le train broyeur de rêves
PALENQUE, Mexique, 28 juillet, 2015 - Il fait 35 degrés, un taux d’humidité frôlant les 100%. Nous pourchassons «La Bestia » (La Bête), qui gronde depuis la frontière sud du Mexique vers les États-Unis. L'histoire de la migration est intimement liée à ce train de marchandise sur le dos duquel des centaines de milliers de migrants poursuivent leur rêve d’atteindre les États-Unis. Et sur lequel beaucoup sont attaqués, volés, mutilés, tués.
En arrivant à la station de Tenosique, le train passe à plus de 40 km/h, emportant avec ses wagons trop rapides le rêve de dizaines de migrants, la plupart entre 16 et 25 ans, qui ne parviennent pas à se hisser à bord. Notre équipe texte-photo-vidéo part à la poursuite des chasseurs de train, dans l’obscurité. Nous courrons à leurs côtés, au bord des rails. Un seul réussit à s'amarrer au train. Une dizaine d'autres, dont plusieurs mineurs, restent en plan, certains furieux, d'autres résignés; ils n’en sont pas à leur première tentative.
Nous restons également frustrés : premier échec de rapporter les images d’adolescents qui s’agrippent au train. Nous n’avons que cinq jours (un luxe) pour raconter la crise des migrants mineurs qui entreprennent le laborieux et périlleux voyage jusqu’au Nord. Mais nous voulons aussi raconter les arrestations qui se multiplient et les raids policiers, décriés comme violents par plusieurs organisations humanitaires.
Au loin, un adolescent déambule dans la rue sombre. Je m’approche. La méfiance dans le regard, il jette un coup d’œil à ma caméra. Il n’a pas le temps de me parler, me dit-il, il cherche un moyen de se rendre à la prochaine ville. Je laisse tomber la caméra le long de mon corps, et engage la conversation. Juan s’ouvre peu à peu, la caméra remonte doucement vers mon épaule. Tisser la confiance, fil ténu après fil ténu.
Click to view on a mobile device
Comme des dizaines de milliers d’autres mineurs centraméricains, Juan fuit la violence de son pays, les gangs, la drogue. Le jeune Hondurien a le regard d'un enfant, les mains enroulées autour des sangles de son sac-à-dos, mais il a des mots d'adulte : "Je n'ai pas peur. S'ils me tuent, ils me tuent, mais moi, je vais de l'avant."
Chasse à La Bestia
Nous le laissons vers 22h00, sur les rails de Tenosique, pour retourner à notre hôtel, fatigués d'une journée de 14 heures, à poursuivre le « monstre de fer ». L'adolescent continuera son chemin dans l’obscurité, malgré la fatigue d’un périple de 600 kilomètres en quelques jours.
Le lendemain, notre chasse à La Bestia reprend. Nous longeons les rails, de station en station, de chemins transversaux en villages isolés. Nous parcourons des centaines de kilomètres. Rien. Rien, et tout à la fois. Parfois, le rien journalistique ne signifie pas l’absence d’événement, mais plutôt qu’en images rien ne peut être conté qui ne l'a pas déjà été.
Depuis deux jours, nous voyons des dizaines et des dizaines de migrants s’échiner sur les chemins tortueux, traînant avec eux le poids des centaines de kilomètres déjà parcourus, et des milliers restant à parcourir.
L'éthique journalistique est parfois sur le terrain malléable et imprécise : peut-on, doit-on intervenir dans les drames humains que nous côtoyons? Peut-on influencer le cours des vies des hommes et femmes dont nous nous chargeons de conter l’histoire?
La confiance se tisse
Nous décidons de prendre part. Nous offrons des bouteilles d’eau, des bananes et des biscuits aux migrants que nous rencontrons. Nous soignerons aussi une ampoule, des lacérations faites par des branches en tentant d’échapper à la police, une plaie profonde à la tempe subie en tombant de La Bestia, une vilaine piqûre due à un insecte mystérieux… Ces moments hors caméra, servent malgré tout notre travail journalistique. Durant ces instants, les migrants nous parlent de leur vie, de leurs rêves, de leurs problèmes. Certains accepteront plus tard d’être filmés, d’autres préféreront rester anonymes. Parfois, la confiance se tisse à travers les plus simples interactions humaines.
Samedi. Palenque, à 80 kilomètres de plus au nord. Il fait nuit. Sous la lune, des dizaines de migrants guettent le train, le long des rails. Alfredo, le photographe, s'approche d'un groupe, question d'établir le contact. Surprise. Juan est parmi eux.
Le drame prend visage
Une opportunité journalistique s’offre à nous : personnaliser le drame humain vécu par des dizaines de milliers de mineurs à travers le visage enfantin de Juan. Nous pouvons suivre une tranche de vie d’un jeune migrant, depuis son entrée au Mexique, jusqu’à sa montée sur le train.
Mais personnaliser le drame revient aussi à s’attacher à celui qui l’incarne. Nous parlons beaucoup avec le jeune Hondurien, la caméra éteinte.
On partage café et cigarettes, on parle de Dieu, du futur; une sorte de camaraderie, fugace, s’installe. Connaître les plus intimes secrets d’un parfait inconnu apporte cette dose surprise d’empathie et de compassion qu’un journaliste ne peut pas toujours se permettre d’avoir lors d'une couverture. Comment rapporter les pires drames humains si chaque histoire nous dévore l’intérieur?
Tout sourire, victorieux
Le train se met en marche. Ni une ni deux, Juan et ses compatriotes se mettent à courir, question de débusquer le meilleur endroit pour sauter à bord. Ni les pierres, ni les branches ne les empêcheront de grimper sur le monstre de fer qui pourrait les emmener jusqu’à leur rêve américain.
Le photographe et moi partons aussitôt à leur poursuite. Juan court, tente d'échapper aux buissons épineux, s’empêtre, court de nouveau et finalement parvient à s'accrocher à une échelle. Alfredo et moi courrons, trébuchons, mais parvenons à capturer l’image de cet instant: Juan a dompté le train. Il nous salue de la main, tout sourire, victorieux.
Il sait que nous cherchons les raids policiers. Il sait surtout que nous avons été témoins d’une partie de son rêve.
10 kilomètres plus loin, sur ce chemin que nous avons déjà sillonné, pourchassant le train, nous apercevons un véhicule de la police de l'immigration. Nous nous approchons, phares éteints. La discussion s'enflamme dans la voiture : doit-on se signaler à eux, doit-on se cacher?
Nous optons pour l’entre-deux, lentement, nous traversons la voie. Les policiers et d'autres hommes en civil se préparent pour leur raid. Certains sont armés, d’autres brandissent des matraques.
L’attente commence, sur un petit chemin transversal qui n’apparaît que comme une mince ligne pâle sur mon GPS. Par chance, le réseau cellulaire fonctionne dans cette zone. L'un d’entre nous avertit la commission des droits de l'homme de notre présence dans un raid policier, un autre envoie notre position GPS au bureau de l’AFP à Mexico. Des mesures que nous espérons préventives.
Encerclés par les agents
"OUUUUUUT". Le train arrive. La Bestia s'arrête dans un long grincement.
Ma caméra est à "ON", pas question de perdre une seconde de ce qui va se produire. Nous nous approchons des rails, inquiets de manquer le raid, un peu inquiets que la police puisse s’en prendre à nous.
Les lampes de poche s'allument, illuminant les wagons, les modestes habitations et la forêt vierge alentour.
Je filme les agents qui interviennent, ma vision périphérique en alerte, question de capter la fuite éventuelle de certains migrants qui voudraient s'échapper.
Un groupe de migrants est encerclé par les agents.
Un regard dans lequel je lis: 'Traîtres'
"Descendez, descendez!". Juan descend du train, l'air hagard, ses rêves une nouvelle fois brisés. Sous l’éclairage de ma caméra, il semble perdu, atterré, triste et fâché à la fois. La police migratoire l’emmène, avec ses amis d’infortune dans la "perrera", la camionnette dans laquelle ils enferment les migrants, surnommée « la camionnette de la fourrière ». Quelques-uns des migrants, qui ont partagé leur histoire et un café avec nous, se tournent, nous lancent un même regard dans lequel je lis : "Traîtres, vous nous avez vendus".
La porte de la camionnette se referme sur le rêve américain de Juan. Il sera expulsé vers son pays. Pour la deuxième fois.
La caméra tourne toujours.
De retour dans la voiture, l’adrénaline commence à redescendre et une question nous taraude. Aurait-on dû tenter de les aviser du raid? Aurait-on dû leur demander leurs numéros de téléphone pour les avertir? Et même avec leurs numéros, les aurait-on avertis?
La question reste en suspens. La caméra est éteinte. Nous repartons.
Puisque nous ne les avons pas avertis, nous pourrons mieux raconter l’histoire de ces milliers de jeunes migrants affrontant tous les dangers dans l’espoir d’une vie meilleure. Parce que nous ne les avons pas avertis, Juan sera déporté vers le Honduras. Et reprendra d’un même souffle son chemin de croix vers les États-Unis.
Cet adolescent aux rêves broyés par le train prend une place à part dans le labyrinthe de mes souvenirs journalistiques. Juan est un drame à visage humain, le visage humain d’un drame.
Daphné Lemelin est une journaliste de l’AFP-TV basée à Mexico