Funérailles d'un chiite mort pendant une manifestation à Bahreïn, en janvier 2013 (AFP / Mohammed Al-Shaikh)

Printemps arabes au bout du clavier

NICOSIE, 19 août 2014 - Décembre 2010, je quitte le service des sports et la grisaille parisienne pour suivre l’actualité du Moyen-Orient à l’ombre des palmiers de Nicosie. C'est là que l'AFP a installé son quartier général pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord depuis 1987. Le dépaysement est double. Dehors, on parle grec, on roule à gauche, on croise des popes et des Casques bleus au supermarché. Au bureau en revanche, les collègues s’interpellent en arabe et sur les écrans de télé, les femmes sont souvent voilées et les présentateurs météo ont des airs de princes du désert.

La région bourdonne tranquillement, le processus de paix israélo-palestinien vient à nouveau de capoter, la révolte tunisienne reste lointaine puisque le Maghreb dépend encore du desk Afrique à Paris (nous l’avons "récupéré" à l’été 2012 en échange du jeune et fragile Soudan du Sud). Pourtant un attentat à Alexandrie et des violences au Darfour ou en Irak me préviennent déjà qu’on n’est plus sur les terrains de foot.

Des rebelles libyens prient sur une route entre Misrata et Syrte, le 31 août 2011 (AFP / Filippo Monteforte)

Et puis soudain tout explose. L’Egypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye, la Syrie… Partout des foules dans les rues pour crier « Dégage !» Au desk, nous ne savons plus où donner de la tête. Les dépêches tombent en rafales, on jongle avec tous les pays en même temps. C’est épuisant mais enivrant ! L’Histoire est en marche et nous sommes aux premières loges.

Enfin disons au deuxième rang, parce que quand les bureaux débordés ont besoin de renforts, ce sont les collègues de Paris ou d’ailleurs qui partent, tandis que la plupart d’entre nous restons cloués à nos claviers. En même temps, je sais que notre travail un peu ingrat est indispensable et mon seul vrai regret est de ne pas avoir eu l’occasion de rencontrer la plupart des collègues avec lesquels j’ai été chaque jour en contact.

Sauvetage d'un homme prisonnier des décombres d'une mosquée bombardée par les forces syriennes à Alep, le 17 octobre 2012 (AFP / Fabio Bucciarelli)

Et puis très vite, l’euphorie s’efface derrière un décompte macabre. Il a eu plus de 300 morts en Tunisie. Ce triste score double rapidement en Egypte. Des manifestants tombent au Yémen et à Bahreïn. La Libye et la Syrie s’enfoncent dans la guerre. Sur les murs du bureau, les télévisions arabes crachent sans pudeur la mort et la douleur, avec une mention spéciale pour la télévision syrienne, capable d’alterner cours de yoga et images de corps en charpie.

Je n’envie plus les collègues sur le terrain, et je ne sais pas comment ceux de la photo et de la vidéo tiennent le coup. Je m’abrite derrière les mots, je me carapace derrière les impératifs de clarté, de rapidité et la chasse aux fautes de frappe. Mais certains soirs, dans la pénombre de la chambre où je berce mon fils, les fantômes de ces dépêches me rattrapent. Les morts, les torturés, les disparus, les femmes qui enterrent un enfant et les enfants qui hurlent de peur… Est-ce qu’ils entendent ma berceuse ? Après tout, à vol d’oiseau, Nicosie-Damas c’est même pas Paris-Lyon.

Des rebelles utilisent un miroir pour observer une position de l'armée syrienne situé 50 mètres plus loin dans la vieille ville d'Alep, le 16 septembre 2012 (AFP / Marco Longari)

Une seule fois j’ai pleuré, en août 2013, après l’attaque chimique près de Damas. J’ai tenu le coup devant les récits horrifiés dans les dépêches et même face aux images de petits corps inertes à la télévision. J’ai craqué le lendemain matin, à la maison, en lisant un commentaire de Washington balayant cette vieille histoire de « ligne rouge ». L’hypocrisie et l’impuissance, voilà ce qui fait le plus mal.

Mais la douceur de la vie à Chypre reprend le dessus, un drame chasse l’autre et la routine s’installe. Au jour le jour, nous répercutons les soubresauts de ce sanglant « Printemps arabe », la montée des islamistes dans les pays débarrassés de leur dictateur, leur radicalisation dans ceux qui s’enfoncent dans la violence. On rivalise d’inventivité pour faire sortir les papiers généraux sur la Syrie de la dichotomie « Massacre du jour/impuissance de la communauté internationale », on lutte contre la tentation de négliger toutes les crises moins médiatiques comme le Yémen ou le Soudan.

Enfants palestiniens dans le camp de réfugiés d'Al-Shati à Gaza, le 28 août 2012 (AFP / Mahmud Hams)

Pour ne pas être en reste, Chypre se hisse deux fois à la une de l'actualité. En juillet 2011, quand l’explosion d’une cargaison d’armes stockées en pleine canicule à 150 m de la principale centrale de l'île provoque un été de pénurie d’électricité qui fait sourire de nostalgie les Libanais du bureau. Et au printemps 2013, quand le système bancaire chypriote échappe d’un cheveu à la faillite générale, au prix de lourdes pertes pour l’économie. Entre-temps, l’improbable épopée de l’Apoel Nicosie en ligue des Champions au printemps 2012 m’offre aussi une jolie récré, le temps de couvrir un quart de finale inattendu contre le Real Madrid.

Manifestation de la gauche pendant la crise financière chypriote, en avril 2013 (AFP / Patrick Baz)

Imperceptiblement pourtant, au fil des attentats, des combats, des manifestations violentes, des négociations qui ne mènent nulle part, la situation empire. Et nous voilà à l’été 2014 : on ne sait plus trop qui se bat contre qui en Syrie mais combattants et civils y meurent chaque jour par dizaines, Gaza est sous les bombes, l’Irak se disloque sur fond d'atrocités, la Libye explose, l'Egypte s'est jetée dans les bras d'un nouveau chef militaire plus redoutable que l'ancien, la contagion syrienne menace le Liban et peut-être aussi la Jordanie… Et moi je m’en vais.

Adieu cher houmous, ce plat génial commun à toutes les traditions culinaires de la région, je cours me gaver de pizza à Rome. Cela a été une grande chance de pouvoir suivre cette actualité historique, mais c’est aussi un véritable luxe d'avoir la liberté de passer à autre chose. Avec l'assurance que des troupes fraîches arrivent à Nicosie pour raconter la suite de l’histoire, compter les prochains morts et continuer de chercher des raisons d’espérer. »

Le quartier général de l'AFP pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord à Nicosie (AFP / Florian Choblet)

Fanny Carrier vient de quitter son poste d'éditrice au desk francophone de l'AFP pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord à Nicosie.

Fanny Carrier