Le silence du Pol-Pot des Andes
LIMA, 29 janv. 2014 – « Mon nom est Manuel Rubén Abimael Guzmán Reynoso ». Huit mots prononcés d’une voix faible. Les seuls qui, en plus de quatre heures de procès, sortiront de la bouche du chef historique du Sentier lumineux, tout droit sorti des années les plus sombres de l’histoire du Pérou.
C’est la première fois depuis près de dix ans qu’Abimael Guzmán apparaît en public. Ce lundi 20 janvier, il est jugé avec les douze membres de l’état-major de son organisation pour une action terroriste emblématique, qui avait marqué un tournant dans le combat sans merci entre la féroce guérilla maoïste et les forces de sécurité péruviennes : l’attentat à la voiture piégée de la rue Tarata, dans le quartier Miraflores de Lima, qui avait fait 25 morts et 155 blessés le 16 juillet 1992.
Ce bain de sang avait profondément marqué les habitants de la capitale. Jusqu’en 1992, la ville de Lima était restée largement à l’écart d’une guerre qui avait commencé très longtemps auparavant, en mai 1980, mais qui se déroulait loin, dans les Andes, et dont les victimes étaient en majorité des paysans innocents, des analphabètes qui, dans le monde occidental, n’intéressaient personne.
Et puis, cette année-là, Abimael Guzmán avait décidé d’étendre sa « guerre populaire » aux grandes villes, et une terrible vague de violence avait frappé Lima. Cette offensive urbaine était destinée à préparer la prise du pouvoir définitive au Pérou par le Sentier lumineux, mouvement que le Département d’Etat américain commençait à comparer aux Khmers rouges de Pol-Pot.
La comparaison était loin d’être gratuite. Comme les Khmers rouges, le Sentier lumineux pratiquait la politique de la terre brûlée. Comme les Khmers rouges dans le lointain Cambodge, les maoïstes péruviens exerçaient une violence inouïe contre la population andine pour la soumettre, exterminant par centaines les paysans qui refusaient d’embrasser son idéologie. Dans les zones urbaines, la guérilla sévissait à coups d’attentats aveugles à la voiture piégée, d’assassinats ciblés et de sabotages contre le réseau électrique qui provoquaient des pannes de courant gigantesques.
Pure tradition maoïste
Il y a d’un côté ces souvenirs des années noires, et cet épisode central que fut l’attentat de la rue Tarata. Et de l’autre, il y a les huit seuls mots prononcés par celui qui incarne tout cela. Cela me parait bien sec. Mais Guzmán ne dira rien d’autre. Ce maigre vieillard de 79 ans à la chevelure grisonnante et courte, vêtu d’un complet gris, a renoncé à son droit à exposer sa version des faits pour lesquels il est jugé. Dans la plus pure tradition maoïste, les membres du comité central du Sentier lumineux s’alignent sur l’attitude de leur chef. Tous se contentent de décliner leur identité, et refusent de répondre aux questions de la présidente du tribunal. La consigne est respectée à la lettre.
Les auteurs matériels de l’attentat, de simples membres d’une brigade du Sentier lumineux, ont été condamnés il y a une dizaine d’années. Mais c’est la première fois que les « cerveaux » présumés comparaissent pour ces faits. Abimael Guzmán, arrêté en septembre 1992, a déjà été condamné à perpétuité pour terrorisme. Les douze membres de son état-major purgent eux aussi de longues peines. Au sein de la base navale de Callao, où est enfermé Guzmán, les autorités péruviennes ont aménagé une vaste salle d’audiences destinées aux procès contre le Sentier lumineux. Il s’agit d’éviter que les principaux accusés ne s’évadent lors des transfèrements.
Soixante-deux journalistes assistent au procès. Nous sommes conduits dans une annexe de la base navale. Guzmán et ses coaccusés sont déjà installés dans la salle d’audience quand nous arrivons. Nous ne les verrons pas entrer. Nous ne saurons pas s’ils sont enchaînés lorsqu’ils sont conduits de leurs cellules jusqu’au prétoire.
Parmi les reporters, de l'autre côté de la paroi de verre blindé, l’intérêt est à son comble. Chacun est impatient de voir à quoi ressemble Guzmán physiquement et intellectuellement. Va-t-il faire comme en novembre 2004 ? Lors de son premier procès devant une juridiction civile, qui s’était tenu après l’annulation d’autres condamnations prononcées par des juges militaires aux visages encagoulés, le leader du Sentier lumineux et ses coaccusés avaient défié les autorités péruviennes en levant le poing et en vociférant des slogans politiques.
Mais rien de tel ne se produit cette fois-ci. Pendant quatre heures, Guzmán reste assis, le dos tourné au public. Contrairement à ses douze coaccusés, il ne demandera même pas à se lever pour aller aux toilettes. Je n’ai, devant moi, qu’un homme âgé qui tient tendrement la main de son épouse, Elena Iparaguirre, la numéro deux du Sentier lumineux, qui purge sa peine de prison à vie dans un autre pénitencier (tous deux se voient tous les trois mois).
Il s'autoproclame « quatrième épée » de la révolution mondiale
Les autres dirigeants de la guérilla, eux aussi incarcérés ailleurs, s’approchent de lui et le saluent avec un respect qui frise la révérence. Les puissantes images d’une vidéo tournée en 1989 pendant une réunion clandestine du comité central me reviennent à l’esprit. J’ai l’impression d’assister exactement à la même scène, à ceci près que ses protagonistes ne sont désormais plus des combattants, mais des prisonniers.
Guzmán, un ancien professeur de philosophie de l’université d’Ayacucho passé à la lutte armée dans les montagnes, était idolâtré par ses partisans, qui le surnommaient « Président Gonzalo ». Lui-même se décrivait comme la « quatrième épée » de la révolution mondiale, derrière Marx, Lénine et Mao. Il présentait son idéologie, le « marxisme-léninisme-maoïsme-pensée-Gonzalo », comme une synthèse des idées communistes de ses trois prédécesseurs. Son ambition était de faire les Andes l'équivalent des montagnes du Yen'an, où Mao et ses partisans avaient farouchement résisté aux assauts des nationalistes et des Japonais après la Longue Marche.
Huit mots, et aucun signe de remords pour les 70.000 victimes de la « guerre populaire » au Pérou. Tout au long de l’audience, le « Président Gonzalo » se contente de prendre des notes. Son attitude ne me surprend pas. Assise à côté de moi, une reporter de la télévision américaine de langue espagnole Univisión, María Luisa Martínez, me dit que pour les combattants maoïstes, « le repentir est une bassesse ». C’est ce que lui a dit Maritza Garrido Lecca, une ancienne danseuse de ballet arrêtée en même temps que Guzmán en 1992, et qu’elle a un jour interviewée en prison.
Un puissant pouvoir d’attraction sur les journalistes
Même si Abimael Guzmán croupit en prison et si le Sentier lumineux a cessé d’être une menace pour la société péruvienne, les rares apparitions judiciaires de l’emblématique leader maoïste continuent d’exercer un puissant pouvoir d’attraction sur les journalistes.
Ce qui est révélateur, c’est que nous sommes pratiquement les seuls à assister à ce procès qui est pourtant ouvert au public. Et plupart de ceux qui sont là travaillent pour des médias internationaux. Parmi les spectateurs, seuls deux sont étrangers au monde des médias : il s’agit d’une parente d’un des accusés incarcéré depuis vingt-cinq ans et d’une amie à elle. Une vingtaine de fauteuils sont vides. Le Péruvien lambda ne s’intéresse pas à ce procès. Aucun parent des victimes de l’attentat n’a fait le déplacement.
Cette apparente indifférence est perturbante pour tous ceux qui, comme moi, ont vécu et effectué leur travail de journaliste durant la longue nuit de violence qu’a traversé le Pérou entre 1980 et 2000. En 1992, trois ans avant de rejoindre l’AFP, j’étais chef de la rédaction de deux publications, Semana Económica et Debate. Au mois de mai de cette année-là, j’avais couvert une « grève armée » de trois jours du Sentier lumineux à Lima. L’armée avait instauré un couvre-feu à partir de huit heures du soir. Nous, journalistes, étions à la fois sous la menace des militaires et des maoïstes. Je me souviens de la peur qui me tenaillait, le soir du premier jour de la grève, pendant que je marchais dans les rues de Lima mortellement sombres et silencieuses.
Beaucoup préféreraient que la presse se taise
En apparence, le pays a tourné cette page de son histoire. Il ne veut plus entendre parler de ce cauchemar. A la rigueur, beaucoup préféreraient que la presse se taise et cesse de raviver tous ces mauvais souvenirs.
Il y a dix ans, tous les journalistes pouvaient assister librement au procès du Sentier lumineux. Cette fois, seuls les reporters de presse écrite sont autorisés à suivre l’intégralité des débats. Les photographes et cameramen ne se voient accorder que cinq minutes, au début de l’audience, pour prendre leurs images. La majorité d’entre eux quitte la base navale aussitôt après.
Resté dans la salle, je commence à live-tweeter le procès. Je continue à le faire pendant une heure, jusqu’à ce qu’un garde de sécurité ne menace de me confisquer mon téléphone portable si je continue à communiquer en direct sur les réseaux sociaux.
Mais pendant tout ce temps, je m’aperçois avec une surprise que mes tweets sont largement retweetés et commentés par mes quelque 21.000 abonnés. La plupart des propos sont dirigés contre Guzmán, ou contre les journalistes qui couvrent le procès. « Pourquoi offrir une telle audience à un criminel ? Ça lui donne de l’importance ! » « Le seul moment où il faudra parler de cet assassin, c’est quand il ira rôtir chez Satan avec Pol-Pot », « Personne ne veut l’entendre demander pardon, tout ce que veut écouter le Pérou, c’est sa condamnation, et qu’elle soit juste, qu’il pourrisse en prison », « Il devrait déjà être mort, et son idéologie avec lui », etc.
L’arrivée de l’avocat d’Abimael Guzmán, Alfredo Crespo, m’aide à mesurer l’évolution –ou plutôt l’absence d’évolution– de l’attitude des journalistes péruviens face au Sentier lumineux. Leur ton est toujours à la confrontation, exactement le même que pendant les années de plomb. Leurs questions, inquisitrices et condamnatoires, auraient plus leur place dans la bouche d’un procureur que dans celle d’un reporter.
Ce n’est pas très étonnant. Le Sentier lumineux est honni par une large majorité de Péruviens. En 2003, une « Commission Vérité et Réconciliation » a conclu que l’organisation maoïste était coupable d’un véritable bain de sang dans le pays andin. Malheureusement, rares sont les médias qui osent aborder les graves violations des droits de l’Homme perpétrées, aussi, par les militaires chargés de combattre la guérilla. Aujourd’hui comme hier, toute enquête journalistique dans cette direction vous rend automatiquement suspect de sympathie envers le Sentier lumineux, ou fait de vous le rouage d’un supposé complot destiné à nuire au prestige des forces armées.
Après tout, le silence d’Abimael Guzmán tient peut-être à une impression que nous, journalistes internationaux, sommes également quelques uns à ressentir : que ce procès est un prétexte, une manœuvre destinée à éviter que trois des accusés, des membres de l’état-major du Sentier lumineux, soient remis en liberté à la mi-2014 après avoir purgé leurs peines de 25 ans de réclusion. Ces trois dirigeants maoïstes, parmi lesquels Osmán Morote, le numéro trois de l’organisation, étaient déjà en prison quand l’attentat de la rue Tarata a été commis. Et toujours, en toile de fond, cette crainte que les autorités péruviennes n’expriment jamais ouvertement mais qui trotte dans toutes les têtes, et que l’avocat de Guzmán ne se prive pas de dénoncer à voix haute : la crainte qu’une fois dehors, les dirigeants du Sentier lumineux tentent de remettre à flot l’organisation.
Le cauchemar, au Pérou, n’est pas encore tout à fait terminé.
Luis Jaime Cisneros est journaliste au bureau de l'AFP à Lima.