Le pays suspendu entre l'enfer et le paradis

Corridor de Wakhan (Afghanistan) -- Quand le soldat a pressé le bouton de mon appareil pour en effacer toutes les photos, mon coeur s’est presque arrêté. Parce que si en plus on m’interdisait de continuer, je repartirai les mains vides.

Celà faisait trois jours que j’étais coincé dans ce petit hameau de l’extrême nord-ouest du Pakistan. J’avais pourtant un grand projet, arpenter un des endroits les plus reculés de la planète, le corridor de Wakhan. Une vallée de haute altitude en Afghanistan, ceinturée par trois des plus grands massifs montagneux au monde. 

Nomades kirghizes dans le corridor de Wakhan, 7 octobre 2017. (AFP / Gohar Abbas)

 

Cette destination me fascine depuis l’enfance. A force de persuasion le bureau a consenti à me laisser y aller. Me voici donc au dernier poste habité avant l’ascension brutale menant au corridor, une des anciennes voies de la route de la soie. Les soldats m’expliquent devoir vérifier mon identité avec leurs supérieurs à Gilgit. Où j’ai déjà été cuisiné à loisir par différents services de renseignements pakistanais. Comme les moyens de communication ne fonctionnent pas, je suis coincé.

(AFP/ Vincent Lefai, Laurence Chu)


 

Pour tuer le temps j’ai interviewé un groupe de commerçants kirghizes rencontrés pendant leur séjour estival dans ma vallée natale d’Hunza, à une trentaine de km au sud. En me disant qu’ainsi j’aurai quelque chose à rapporter si je suis refoulé à la frontière. Et voilà qu’un soldat vient d’effacer toutes mes photos.  

J’ai songé à protester avant de me raviser. Je suis avec des soldats pakistanais, dans une zone frontalière où il est interdit de prendre de photos. Ils ont étalé tout le contenu de mon sac sur une table, chaussettes et cigarettes comprises, avant de le photographier. Je suis préparé au pire.

Mais à ma grande surprise, on me rend tout mon équipement, appareil photo compris : « Vous ne pouvez pas vous en servir ici, mais dans le Wakhan, autant que vous voulez ».

Mais il y a une condition. Les soldats insistent pour que je parte accompagné, avec pour guide un des commerçants kirghizes.       

Ce qui risque d’être compliqué, à cause du temps. 

Des nuages noirs se sont accumulés autour de la passe d’Irshad, qui culmine à 4.968 mètres, et la neige s’est mise à tomber. Les autochtones voient d’un mauvais œil une chute de neige dès octobre, parce que c’est à ce moment qu’il y a le plus d’accidents. Les commerçants kirghizes que j‘ai interviewé sont arrivés la veille. Ils discutent avec un certain détachement de l’endroit où ils auraient pu se trouver si une avalanche venait à survenir.

En route pour la passe d'Irshad, sous la neige d'octobre. (Photo courtesy of Gohar Abbas)


Quand je les invite à m’accompagner, leur verdict est sans appel : « Laisse tomber, c’est stupide de partir maintenant, c’est la neige d’octobre ». J’en trouve finalement un, un lointain cousin de ma femme, prêt à s’y risquer pour 300 dollars.  

Nous partons, -Afzal Baig, un cheval avec nos provisions et moi-, sous de lourds flocons et le regard désapprobateur des commerçants. Après toutes ces années à en rêver, je suis en route pour le Wakhan.

J’ai rêvé d’y aller depuis tout petit. J’ai beau être né dans la vallée de Hunza, mon père et mon grand-père m’ont toujours dit : “Nous venons de là-bas”. Un endroit que je ne pouvais alors qu’imaginer.

Le « doigt de gant » afghan est cerné par trois massifs d’Asie, l’Hindou Kouch, le Karakoram et le Pamir. Il est si élevé qu’il n’est accessible que durant les quelques mois de l’année où la neige des passes qui le défendent a fondu. Il est si reculé que la plupart des gens qui l’habitent n’ont même pas entendu parler des talibans, qui sont pourtant un des principaux acteurs de leur pays.

Dans le corridor de Wakhan (Photo courtesy of Gohar Abbas)

 

Les Wakhi, l’ethnie à laquelle j'appartiens, sont environ 12.000 dans le corridor. Au Pakistan nous sommes une minorité, et cette différence s’est imposée à moi avec l’âge, qu’il s’agisse des relations avec les femmes ou du rapport à l’alcool. Je ne m’en rendais pas compte quand j’étais enfant à Hunza.

Parce que la plupart de ses habitants sont Wakhi, un peuple éparpillé dans les montagnes du Pamir, au Tadjikistan, comme dans celles des confins d’Afghanistan, du Pakistan et de Chine. Nous parlons tous Wakhi et pratiquons l’ismaélisme, une branche du chiisme. 

Quand je suis parti à Karachi pour le collège, nos singularités m’ont sauté aux yeux. Chez moi, garçons et filles étudient ensemble, ces dernières n’ont pas besoin de se couvrir les cheveux, hommes et femmes prient ensemble dans les lieux de culte, il n’y a pas d’appel à la prière et nous buvons de l’alcool fait maison.

 A Karachi, c’était tout le contraire.

Ça n’a fait que renforcer mon envie de découvrir le lieu de mes origines. Tout comme les récits des commerçants qui en arrivaient jusqu’à Hunza l’été, pour échanger leurs yaks et leurs moutons contre de la nourriture et des produits. Nos familles achetaient toujours quelque chose à ces gens que nous savions pauvres. La viande d’un yak acheté et abattu en octobre pouvait nous durer jusqu’en mars.

Des commerçants de la vallée de Hunza avec leurs yaks, dans le corridor de Wakhan. 12 octobre 2017. (AFP / Gohar Abbas)

 

Devenu journaliste après avoir terminé le collège, mon intérêt pour le corridor est devenu professionnel. En visite dans ma vallée en 2016, j’y ai entendu que des forces chinoises se seraient aventurées dans le Wakhan.

Enfin une occasion de s’y rendre. Mais ma chef a douché mes espoirs en m’expliquant que l’endroit dépendait, assez logiquement, du bureau de l’AFP à Kaboul. Des questions de sécurité ont empêché mes collègues d’y aller, et j’ai cru de nouveau à mes chances. J’ai finalement reçu un feu vert, qui n’a servi à rien, car nous étions maintenant en novembre et la neige avait déjà fermé l’accès. 

Pâturage d'automne dans le corridor de Wakhan. (AFP / Gohar Abbas)


 

J’ai attendu l’année suivante, et la fin du mois de septembre. En pariant sur une escapade de quinze jours.

En montant vers la passe d’Irshad, Afzal Baig et moi, la neige s’est faite de plus en plus lourde sous nos pas. Nous avons campé pour la nuit, et nous sommes levés à cinq heures. La neige ne cessait de tomber.

Afzal Baig ouvre la route, vers la passe d'Irshad et le corridor. (Photo courtesy of Gohar Abbas)


Afzal a pris la tête, suivi par son cheval, et moi bouclant la marche. Nous ne distinguions presque rien devant nous, et la neige fondant sur mes lunettes de soleil n’arrangeait pas les choses. Mais à cette altitude la cécité des neiges est un véritable danger. 

L'auteur, qui essaie d'apercevoir où il va. (Photo courtesy of Gohar Abbas)


En retard sur nos prévisions, nous n‘avons atteint la passe qu’à la nuit tombée. Comme il n’y avait pas d’abri sûr, nous avons aussitôt entamé la descente de l’autre versant. Dans le noir, et en gardant à l’esprit le présage des marchands sur la « neige d’octobre ».

Nous avons marché jusqu’à un endroit jugé suffisamment à l’abri d’une éventuelle avalanche. Mais après avoir monté notre tente il est devenu clair qu’elle ne tiendrait jamais sous le poids de la neige qui s’y accumulait. Nous avons dormi à tour de rôle, en nous relayant pour la dégager.

(Photo courtesy of Gohar Abbas)

 

Le jour suivant, la marche a duré presque quinze heures, avec deux courtes pauses, pour des nouilles, puis une cigarette. J’ai maudit le boutiquier d’Islamabad qui m’avait vendu une parka et des bottes chinoises certifiées imperméables. Rapidement imbibées d’eau, elles m’ont laissé transi de froid.          

La deuxième nuit, en tentant de les sécher près du feu, j’ai brûlé chaussures et chaussettes. Le jour suivant, un sac plastique a remplacé ces dernières dans mes bottes endommagées. C’est dans ce triste état que nous avons rejoint le corridor de Wakhan. « Je suis chez moi » me suis-je dit au moment où des habitantes sont venues à notre rencontre. Le souvenir des difficultés du trajet s’est évanoui comme par magie.

Afzal Baig s'est déchaussé pour franchir le torrent (AFP / Gohar Abbas)
L'auteur essaie de se réchauffer avec des nouilles instantanées. (Photo courtesy of Gohar Abbas)

 

 

Elles étaient quatre. Nous nous sommes salués de façon assez formelle, en se serrant la main, mais dès que j’ai commencé à parler Wakhi, elles ont embrassé la mienne avant de m‘assaillir de questions. « Comment sont les gens de l’autre côté ? Que s’y passe-t-il ? Comment vont vos parents ? Vous avez ramené des boutons en plastique ?».

Une famille Wakhi pose pour la photo. 8 octobre 2017. (AFP / Gohar Abbas)

 

Alors que les hommes du Wakhan le quittent l’été pour commercer, les femmes y passent toute leur vie. Alors la venue d’un étranger, même à moitié comme moi, est une véritable fête dans une existence par ailleurs rude et monotone.     

J’ai passé des heures à leur parler de tout et de rien, des gens qui se déplacent en voiture, de la nourriture cuite dans des machines ou sans utiliser de feu, ce qui est un mystère pour elles. Le maquillage n’existe pas. Les femmes utilisent des boutons de couleur comme parements et achètent parfois des petits bijoux aux marchands de passage. 

 

Sans véritable lien avec le monde extérieur, le Wakhan est un mélange de paradis et d’enfer. Le paysage est enivrant, avec ses sommets enneigés, son herbe rouge, les troupeaux de yaks, le silence. Mais la vie est aussi dure que le cadre est beau, avec plus de 300 jours par an à des températures sous zéro.

Les habitations faites de torchis ou les yourtes sont espacées de plusieurs kilomètres, trois environ, chacune disposant d’un pâturage de la taille d’un petit village, où chaque famille y élève ses yaks, moutons et chèvres.

L’argent n’existe pas. Tout le monde vit du troc. Trois chapeaux épais valent un mouton. Un yak s’échange pour dix kilos de thé ou cinq kilos de farine. L’été venu, les hommes partent pour des vallées comme la mienne afin d’y échanger leurs animaux pour des vêtements ou de la nourriture. Pendant l’hiver ils s’occupent des bêtes et les femmes du foyer.

Nobot Begium, une Wakhi, ramasse les bouses de yak qui, une fois séchées, servent à alimenter le foyer de son habitation. 10 octobre 2017. (AFP / Gohar Abbas)
Enfants près du poêle. 7 octobre 2017. (AFP / Gohar Abbas)

 

 

Dans un tel environnement il n’y a que l’air pur et glacé qui vienne en abondance. Avec l’hospitalité de ses habitants, qui est débordante. On vous sert du thé sans discontinuer et la meilleure des nourritures disponible, alors que cela appauvrit leurs précieuses réserves de provisions. Les visiteurs sont rares, comme les touristes.

Personne ne connait son propre âge. Les gens n’utilisent pas d’année mais des événements : « Quand il est né, deux de nos yaks sont morts » ou « Il y avait de grosses chutes de neige ».

Sultan Begium, à gauche, prépare un repas avec sa belle-fille, dans leur maison de torchis. (AFP / Gohar Abbas)


 

Les passages menant au corridor ne portent pas de noms à proprement parler. Ils sont rattachés à des accidents : «Là où Karim a eu un accident » ou bien « Là où Han est mort ».

Il n’y a ni voleur ni police. L’environnement est si dur qu’il est impossible d’y survivre seul. Les gens n’ont pas d’autre choix que de s’entraider. Le « crime » le plus grave dont j’ai entendu parler était un gros mot dans un conflit, typiquement à cause du yak d’une famille pâturant sur le territoire de sa voisine. Quand une personne raconte être « en guerre » contre une autre, on parle juste d’une grosse dispute.   

C’est remarquable quand on considère que la guerre a englouti le reste de l’Afghanistan depuis presque 40 ans. Ici, personne ne sait qui sont les talibans. La seule chose qu’on retienne de l’invasion du pays par l’Union soviétique en 1979 et de la résistance des moudjahidines qui s’en est ensuivie est qu’à une époque des soldats russes ont distribué des cigarettes à l’autre bout du corridor.

Une jeune Kirghize près de la yourte traditionnelle, en feutre, dans laquelle habite cette population nomade. 8 octobre 2017. Eleveurs itinérants, ils sont environ un millier coincés dans le corridor. (AFP / Gohar Abbas)


 

Il y a très rarement des bagarres, parce qu’il n’y a quasiment aucun soin disponible pour en traiter les conséquences. Une blessure peut se révéler fatale, donc autant l’éviter.

Il n‘y a ni hôpital, ni médecin et peu de médicaments. Beaucoup de femmes meurent de complications obstétriques. Les enfants meurent souvent de maladies, parfois aussi banale qu’une grippe. Chaque décès fait partie intégrante de la vie dans le corridor, et chacun est vécu avec une douleur intense par les survivants.

La dureté de cette existence ouvre la voie à une consommation très répandue d’opium. Presque tous finissent par en fumer. Certains par plaisir, d’autres pour oublier la perte d’un proche, d’autres encore pour briser l’ennui. Les enfants commencent à en user à 9 ou 10 ans. Au bout du compte tout le monde ou presque finit toxicomane.

Fumeurs d'opium, à la fin d'une journée. (AFP / Gohar Abbas)

 

Quand je suis reparti, une sensation délicieuse d’accomplissement m’a envahi. J’avais satisfait mon rêve d’enfance. Le séjour de deux semaines s’était transformé en un mois. Le retour, avec des commerçants se rendant à Hunza, fut aussi rude que l’aller. Mais il parut plus facile à 18 qu’à deux…

En même temps une profonde tristesse m’a accompagné, car la réalité s’est imprimée sur mes rêves. La pauvreté et le dénuement dont j’ai été le témoin dépassent tout ce que j’aurai pu imaginer. A chaque fois que je me débarrassais d’un paquet de cigarettes vide, quelqu’un le récupérait pour le donner à un enfant en guise de jouet.      

C’est le versant infernal du corridor de Wakhan, celui qui tranche si sombrement avec la beauté naturelle de l’endroit, aussi envoûtante que l’opium, et l’hospitalité incomparable de ceux qui y survivent.  

Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.

(AFP / Gohar Abbas)

 

 

Gohar Abbas