Des volontaires transportent vers la morgue le corps de Shafqat Hussain, exécuté pour meurtre le 4 août 2015 à Karachi (AFP / Asif Hassan)

Pakistan : ascenseur pour l'échafaud

Correspondant de l'AFP à Islamabad

ISLAMABAD, 4 août 2015 - Shafqat Hussain a été pendu ce matin. Avant la prière de l'aube. Après une décennie à croupir dans les "couloirs de la mort". Son nom ne vous dit sans doute rien. Ou pas grand chose.

Un Pakistanais de plus ou de moins, pendu ou pas, qu'à cela ne tienne... Et pourtant sa mort porte en elle une tragédie que le monde a prétendu vivre en communion avec le Pakistan: le carnage de Peshawar.

Le 16 décembre 2014, un commando taliban semait la mort dans "l'école publique de l'armée" de Peshawar, ville envoûtante du nord-ouest pakistanais, abattant un à un, écoliers et enseignants. L'attaque la plus sanglante de l'histoire du Pakistan interroge sur la nature humaine : comment peut-on abattre des enfants aussi froidement?

Pour le Pakistan, deux mots s'imposent alors: plus jamais! Pour ce pays régulièrement endeuillé par les attentats islamistes, Peshawar est le bain de sang de trop, le drame national qui marque un avant et un après.

Une salle de cours de l'école publique de l'armée à Peshawar le 18 décembre 2014, deux jours après le massacre perpétré par les talibans (AFP / A. Majeed)

Au lendemain de Peshawar, le gouvernement annonce une mesure forte, populaire et sans concession: la levée du moratoire sur la peine de mort en vigueur depuis 2008. Et parmi les premiers noms sur la listes des hommes à exécuter figure celui de Shafqat Hussain.

Ses liens avec Peshawar? Aucun si ce n'est que cette boucherie sans nom a précipité sa mort.

Dix ans de solitude

Lorsque les talibans font irruption dans l'école de Peshawar, Shafqat Hussain coule des jours douloureux dans la prison centrale de Karachi, à l'autre bout du pays, pour un crime remontant à 2004.

A l'époque, ce chowkidar (gardien d'immeuble) ayant quitté les vertes vallées de son Cachemire natal pour travailler à Karachi, la grouillante métropole du sud, est accusé du meurtre d'Umair, un garçon de sept ans porté disparu. Le père du gamin porte plainte. Puis dit recevoir des coups de fil réclamant le versement d'une grosse rançon.

Les parents de Shafqat Hussain montrent une photo de leur fils, en mars 2015 à Muzaffarabad, au Cachemire (AFP / Sajjad Qayyum)

41 jours plus tard, Shafqat est arrêté et le corps du jeune Umair retrouvé dans un sac plastique abandonné au fond d'un caniveau. Un tribunal antiterroriste est saisi de l'affaire. Pourquoi "antiterroriste" ? Parce que la mort d'Umair a créé un vent de "panique" dans ce quartier de Karachi et donc terrorisé la population, souligne la justice.

Shafqat avoue le meurtre, mais après neuf jours de torture policière selon ses avocats. Le verdict tombe néanmoins: peine capitale. Outre les circonstances des aveux, un autre élément, ignoré au départ, commence à s'imposer: son âge.

Ses proches disent qu'il avait 15 ans au moment des faits, voire 13, selon différents documents présentés par ses défenseurs devant la cour ou au gouvernement. Un détail crucial car la loi et les traités internationaux ratifiés par le Pakistan l'interdisent d'exécuter des mineurs.

A l'ombre des projecteurs, l'affaire est portée devant la Cour suprême. Selon la justice, Umair rendait régulièrement visite à Shafqat. Le jour fatidique, il était allé voir avec lui un lapin dans un appartement.

Un étudiant chiite réclame la peine de mort pour les auteurs d'attentats lors d'une manifestation à Karachi le 17 décembre 2014, au lendemain de l'attaque de Peshawar (AFP / Asif Hassan)

"L'enfant a ensuite insisté pour rentrer chez lui et fait grand bruit, mais il (Shafqat) ne l'a pas laissé partir et a donné un coup de bâton sur le mur, mais malheureusement le gamin a été atteint à la tête par le bâton et s'est effondré", conclut la Cour en confirmant la peine de mort malgré cet aspect non prémédité et les doutes sur les aveux et l'âge.

Shafqat Hussain aurait plus tard jeté le corps dans un caniveau et appelé la famille pour toucher une rançon, mais en échange de quoi - un mort? - les termes demeurent flous.

La pendaison à un milliard

Si la peine de mort est confirmée, la sentence elle n'est pas appliquée.

En 2008, avec l'arrivée du gouvernement civil d'Asif Ali Zardari, le veuf de Benazir Bhutto, après des années de règne des militaires, le Pakistan impose un moratoire sur la peine capitale. Cinq ans plus tard, en 2013, les rumeurs de reprise des exécutions fusent avec la victoire aux élections de Nawaz Sharif, réputé plus dur sur cette question.

Manifestation contre l'exécution de Shafqat Hussain, le 18 mars 2015 à Islamabad (AFP / Aamir Qureshi)

Je tente alors d'enquêter sur les mineurs prisonniers dans les couloirs de la mort au Pakistan qui risquent d'y passer si le gouvernement renoue avec la pendaison. Bref, à quoi peut bien ressembler une vie à attendre la mort, loin des siens, au fond d'une prison de Karachi? Comment y trouver un "sens"? Comment envisager ne serait-ce que l'espoir?

Le sujet me semblait d'autant plus intéressant que l'Union européenne envisageait un allègement des barrières tarifaires du Pakistan afin d'y stimuler les exportations de textile et donc l'emploi et la stabilité.

La défense des droits de l'Homme allait-elle une nouvelle fois être sacrifiée sur l'autel des "bonnes relations" et du commerce? Ou, d'un point de vue utilitariste, les emplois créés dans la filière textile constituaient-ils un "bien" supérieur à l'exécution de condamnés à mort?

C'est alors qu'un contact a évoqué le cas de Shafqat Hussain pour me donner accès à l'ensemble de son dossier judiciaire, prélude à une sorte de plongée dans les arcanes de la justice au Pakistan, où les plus riches peuvent renaître tels des phénix après un passage derrière les barreaux. Parlez-en à Asif Ali Zardari qui a passé une décennie en prison avant de renaître président! Mais les pauvres, souvent privés de "connexion" politique et parfois sans papiers d'identité, peuvent être condamnés dans l'ombre, sur la base d'aveux arrachés de force par la police. Et sans jamais renaître...

L'ambulance transportant le corps de Shafqat Hussain quitte la prison de Karachi (AFP / Asif Hassan)

Avec des collègues, nous sommes donc allés à la prison centrale de Karachi pour tenter de rencontrer Shafqat Hussain, de mettre des mots, les siens, sur une décennie dans les couloirs de la mort.  

Malgré une tournée des ministères locaux à siroter le thé pour obtenir l'autorisation de le rencontrer, la réponse demeura indéniablement la même: nahin! Non! Raison invoquée: sécurité! C'est que la prison héberge des membres d'Al-Qaïda, plaide-t-on, qui, il faut l'avouer, tenteront plus tard de s'évader en creusant un tunnel sous la prison dans un scénario tout inspiré d'Hollywood.

Sans accès, le reportage s'évanouit. D'autant que Nawaz Sharif décida de maintenir le moratoire. Et pour cause. Le Pakistan était tout sur le point d'obtenir le statut, au nom hautement poétique de GSP+, lui permettant de déverser son textile sans droit de douanes sur le vieux Continent en échange d'engagements pour le respect des droits de l'Homme.

Faire tomber les têtes

"Mais tu vas voir, dès qu'il y aura une crise majeure, les voix s'élèveront pour reprendre les exécutions", m'assurait un militant des droits de l'Homme que je ne croyais mais dont le pronostique s'est avéré au final visionnaire.

Après l'attaque de Peshawar, des têtes devaient tomber au Pakistan. La nation, de ses enfants innocents à sa puissante armée, avait été touchée comme jamais auparavant. Les condamnés à mort ne suscitent aucune l'empathie surtout chez une population à ce point meurtrie par la violence et qui ne souhaite qu'une chose, qu'elle stoppe.

La mère (à gauche) et la sœur de Shafqat Hussain, après l'exécution du jeune homme (AFP / Sajjad Qayyum)

Peu après l'annonce de la levée du moratoire sur la peine de mort, le nom de Shafqat Hussain a ressurgi. Il faisait partie de la liste des premiers à être exécutés. J'avais toujours mes filières sur lui et me suis attelé rapidement à la tâche. Après des premiers textes dans les médias, locaux et internationaux, le gouvernement pakistanais décida surseoir à son exécution.

Mais les bourreaux, eux, avaient bel et bien repris du service. Plus de 180 condamnés à mort dans des affaires n'ayant souvent rien à voir avec du terrorisme et remontant parfois aux années 1990 ont ainsi rendu leur dernier souffle sans faire sourciller qui que ce soit à Islamabad hormis une poignée d'activistes, de diplomates et de journalistes.

Les Européens ont certes tenté en vain de persuader le gouvernement de rétablir le moratoire, ou du moins d'épargner Shafqat Hussain, prisonnier d'un maelstrom de faits divers, tragédie nationale, intérêts commerciaux et relations diplomatiques.

Le statut de GSP+ a permis au Pakistan de doper d'un milliard de dollars en un an ses exportations vers l'Europe. Mais l'UE fait cavalier seul parmi les partenaires stratégiques du Pakistan à militer pour l'abolition de la peine de mort. Ni la Chine, ni l'Arabie saoudite, ni les Etats-Unis, qui exécutent tous leurs condamnés à mort, ne jouent à la mouche du cocher à Islamabad lorsqu'il est question de la peine capitale.

Après Peshawar, les appels de l'UE, l'ONU, d'ONG et la pression médiatique ont réussi à repousser à quatre reprises l'exécution de Shafqat Hussain. Lundi soir, le cinquième sursis semblait à portée de main lorsque le président de la région pakistanaise du Cachemire, dont Shafqat Hussain est originaire, a plaidé pour un autre report en invoquant des "motifs humanitaires".

Mais ce matin, le bourreau a toqué. Shafqat Hussain est monté sur l'échafaud. Outre un petit emballement médiatique, les communiqués des ONG et la désolation de sa famille, l'indifférence a primé. Le Pakistan a-t-il vraiment vengé les victimes du massacre de Peshawar en exécutant Shafqat Hussain et la centaine d'autres pendus comme lui? Et vengera-t-il vraiment le sang versé en tuant des milliers d'autres condamnés?

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(AFP / Sajjad Qayyum)
Guillaume Lavallee