Avec les dépeceurs d’épaves du Pakistan
GEDDANI (Pakistan), 5 octobre 2012 - On entend souvent parler des chantiers de démantèlement de vieux cargos d’Inde et du Bangladesh. Mais beaucoup moins de celui de Geddani, dans le sud du Pakistan, où des milliers de travailleurs réussissent l’exploit, dans des conditions épouvantables, de démonter entièrement un bateau de 40.000 tonnes en seulement trois mois.
J’ai découvert l’existence de ce chantier sur internet, en cherchant des sujets intéressants pour mon premier voyage au Pakistan en tant que responsable photo pour l’Asie du Sud, en juillet 2012. Problème : obtenir le permis spécial nécessaire pour visiter le Baloutchistan, où se trouve Geddani, est une gageure. C’est une province dangereuse, où les autorités pakistanaises n’aiment guère voir se promener des Occidentaux. Heureusement, grâce aux bons contacts dont dispose le bureau de l’AFP à Islamabad au sein de l’administration, j’ai pu décrocher le précieux sésame.
Il existe deux syndicats chez les dépeceurs de bateaux de Geddani: un officiel, bien vu par les propriétaires des chantiers, et un officieux, celui qui organise les grèves et les protestations. A Karachi, le correspondant local de l’AFP, Hasan Mansoor, m’a mis en relation avec le chef du syndicat officieux. C’est ce responsable qui, par la suite, nous ouvrira toutes les portes.
Le site est à quarante minutes de route à l’ouest de Karachi. Je m’y suis rendu avec un autre photographe de l’AFP, Asif Hassan, un homme d’une patience infinie dont le rôle s’avérera crucial pour adoucir le contact avec la population locale et assurer les traductions. Le spectacle du chantier est impressionnant. Le cimetière de cargos s’étend sur des kilomètres et des kilomètres sur le rivage de la mer d’Arabie. Il existe au total 127 points de démantèlement qui occupent, chacun, entre deux et trois cents mètres de plage. Chacun de ces points est géré par un propriétaire. En principe, il faut demander la permission à ces propriétaires pour pouvoir pénétrer sur leur site et photographier les bateaux. Mais évidemment, la dernière chose qu’ils souhaitent, c’est que des journalistes découvrent les terribles conditions de vie des travailleurs sur place. Alors, il a fallu faire les choses en douce.
Les postes de démantèlement sont situés à même la plage, et les propriétaires n’arrivent au travail que vers neuf heures et demie ou dix heures. En arrivant à cinq heures et demie ou six heures du matin, nous pouvions accéder librement à tous les bateaux et photographier tranquillement les dépeceurs d’épaves à la besogne. Les ouvriers et même les contremaîtres étaient très accueillants, ravis de nous montrer leurs effroyables conditions de travail. Presque aucun ne porte de gants, ni de masques, alors qu’ils sont sans arrêt exposés à l’amiante et aux vapeurs toxiques. Il y a régulièrement des morts.
Environ 10.000 ouvriers travaillent sur le chantier. Ils démantèlent un cargo comme on épluche une banane : en commençant par la coque, puis en vidant progressivement l’intérieur de l’épave, toutes d’une vétusté extrême, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Ils sont totalement exploités. Leur salaire mensuel est d’environ 300 dollars, avec lesquels ils doivent encore louer un emplacement pour habiter. Pas une maison : un simple bout de terre sur lequel ils construisent eux-mêmes leurs taudis sans la moindre installation sanitaire. Ils se montrent résignés, fatalistes, et toujours adorables. Quand nous avons demandé à un ouvrier ce qui avait changé sur le chantier au cours des dernières années, il s’est contenté de dire : « le soleil se lève toujours le matin et il y a toujours autant de moustiques, mais c’est ainsi que je dois vivre ».
Au départ, nous comptions travailler quatre jours sur place, en rentrant tous les soirs à Karachi. J’aurais aimé m’intéresser de plus près à la vie quotidienne de ces ouvriers, à la façon dont ils s’organisent, jouent au cricket avec des vieilles balles en plastique... Malheureusement, l’expérience a tourné court au bout de deux jours et demi.
Nous étions sur la plage quand un petit gros, pas du tout aimable, s’est dirigé vers nous et nous a interpellés. C’était le propriétaire du poste de démantèlement sur lequel nous nous trouvions. Quand il s’est aperçu que nous étions accompagnés du responsable syndical, il est entré dans une colère terrible. Il a prétendu que nous n’avions pas le droit de nous trouver là et il a tenté de nous chasser. Finalement, nous sommes allés dans son bureau et nous avons discuté. Il a essayé de nous effrayer, en nous disant que c’était un endroit dangereux, que nous faisions une confiance aveugle à des gens peu recommandables et que nous risquions d’être enlevés. Après négociations, il nous a quand même autorisés à revenir le lendemain.
Le lendemain matin, donc, nous avons décidé de nous rendre d’abord sur une pointe qui surplombe le chantier, de façon à prendre des vues générales. Mais nous sommes tombés sur un barrage des forces de sécurité. Les hommes nous ont dit qu’ils avaient des ordres stricts de nous empêcher de prendre plus de photos sans l’autorisation personnelle du chef de la police locale. Nous avons mis plusieurs heures à trouver ce Monsieur. Quand nous l’avons enfin rencontré, il a regardé nos papiers, et a affirmé que le permis de séjour que je m’étais fait délivrer à Islamabad n’était pas valable. Nous avons dû partir. Il était clair que le propriétaire du chantier de la veille avait des relations…
Roberto Schmidt est le coordinateur photo de l'AFP pour l'Asie du Sud, basé à New Delhi.