« No comment, et c’est off ! »
SAN FRANCISCO, 29 janvier 2016 - Deux brefs messages en ligne, distants de près de neuf heures. C'est la communication à laquelle se borne Twitter lors de sa panne du 19 janvier, pourtant l'une des plus importantes de ses dix ans d'existence. Et ce n'est malheureusement pas un cas exceptionnel dans la Silicon Valley.
Quand je reprends la main ce jour-là, le pic des problèmes remonte déjà à plusieurs heures, quand c'était la pleine nuit ici en Californie. Ce sont mes collègues en Europe qui ont démarré la couverture, en constatant les dysfonctionnements du service dans plusieurs bureaux de l'AFP. Twitter, pour sa part, a jusque-là seulement confirmé, dans un message en ligne remontant déjà lui aussi à plusieurs heures, que certains utilisateurs ont du mal à accéder au service et qu'il cherche une solution.
Suivent des heures de silence radio, une éternité pour une entreprise revendiquant un rôle central dans « l'information en direct ». Quand une vague explication arrive enfin (un changement de programme informatique), c'est un message relayé sur le réseau lui-même et d'à peine trois lignes et demie. C'est aussi seulement là que j'ai un retour du service de presse américain du groupe, qui m'a ignorée toute la matinée. Il se contente de me transférer un lien vers le même message et refuse de me donner quelque précision que ce soit, même en « off ».
Some users are currently experiencing problems accessing Twitter. We are aware of the issue and are working towards a resolution.
— Twitter Support (@Support) 19 Janvier 2016
Pour une entreprise cotée en Bourse, et censée à ce titre avoir des comptes à rendre et un devoir de transparence envers les investisseurs, c'est vraiment le service minimum. A fortiori quand, comme Twitter, l'entreprise traverse une passe difficile: un peu de pédagogie ne serait pas forcément une mauvaise chose pour calmer la nervosité ambiante. Un peu plus de dialogue, cela aurait peut-être aussi évité au patron Jack Dorsey, quelques jours plus tard, de devoir publier un message sur son compte personnel tard un dimanche soir pour confirmer de manière anticipée que quatre membres de l'équipe exécutive quittaient le groupe, après des « rumeurs de presse erronées sur leurs départs ». Certains médias avaient évoqué des départs forcés. Dorsey a affirmé qu'ils étaient tous volontaires. A en croire certains sites spécialisés, l'un des intéressés aurait effectivement été débauché par Instagram.
Je peste, mais quelque part, après trois ans et demi à couvrir le secteur technologique aux Etats-Unis pour l'AFP, ça ne m'étonne pas vraiment.
Emails, messages publiés sur des blogs ou les réseaux sociaux... dans l'épicentre d'internet qu'est la Silicon Valley, les modes de communication n'ont jamais été aussi dématérialisés. Ni si contrôlés. Trop parfois.
Communication hyper-orchestrée
Qui dit communication très contrôlée, dit bien évidemment le cas Apple. Une entreprise emblématique s'il en est, suscitant un niveau de couverture inégalé et une attention sans aucun doute parfois disproportionnée par rapport aux autres groupes du secteur, mais incontournable de par son poids économique et le rôle important qu'ont joué plusieurs de ses produits dans le changement des habitudes des consommateurs.
Apple, c'est probablement l'entreprise qui symbolise le mieux la communication hyper-orchestrée du secteur, qu'elle a d'ailleurs largement contribué à instaurer sous l'égide de son défunt patron-fondateur Steve Jobs.
Je me souviens n'avoir pas pu réprimer un cri de surprise quand j'ai reçu pour la première fois un courriel d'Apple. Ce n'était qu'un « no comment », mais cela faisait un an que mes requêtes restaient systématiquement sans réponse, malgré une liste de destinataires s'allongeant de mois en mois. Deux bonnes années plus tard, il y a eu un certain progrès, aidé sans doute par des changements à la tête des équipes chargées des relations avec la presse qui cultivent (légèrement) moins la culture du secret.
Messages codés et grands spectacles
Obtenir une réponse d'Apple reste néanmoins tout sauf une garantie, avec des critères qui me semblent toujours échapper à une quelconque logique: il m’est arrivé d’être rappelée quasi-immédiatement un jour, et de ne pas même obtenir un « no comment » le lendemain. Et ça peut être assez énigmatique. Comme la formule standard « Apple achète de petites entreprises technologiques de temps en temps et nous ne discutons généralement pas de nos raisons ou de nos plans », que j'ai pris la première fois pour un « no comment » alambiqué quand, ai-je appris plus tard, c'est en réalité le message codé avec lequel le groupe confirme – quand il est d'humeur à le faire – ses acquisitions de startups.
Au cœur de la communication d'Apple, il y a bien sûr les grandes présentations de produits. Ces événements, qu'il est impossible d'envisager ne serait-ce qu'une seconde de ne pas couvrir, ne sont pas des conférences de presse mais des spectacles parfaitement huilés, où rien n'est laissé au hasard. Les fuites commencent des semaines, voire des mois à l'avance, au point que ces derniers temps les vraies surprises ont été rares, hormis sur l'identité du groupe qui vient traditionnellement faire un mini-concert impromptu à la fin.
Assister sur place à une présentation d'Apple, c'est faire partie d'un groupe de privilégiés. Là encore, aucune garantie d'être invité. Faute d'être dans la première vague d'invitations, il faut négocier le droit d'entrer. Et faute d'obtenir le précieux sésame, il n'y a plus qu'à essayer de suivre la retransmission en direct sur internet, en même temps que des millions d'autres internautes dans le monde.
Invités ou pas ?
La dernière fois que l'AFP n'a pas été invitée, c'est lors de la présentation de septembre 2014 où on attendait la fameuse montre connectée et une rafale d'autres produits et services. Connectée depuis New York à l'époque, j'ai eu le droit à un flux décalé de plusieurs minutes, et qui n'a cessé de couper, probablement en raison de l'énorme nombre de personnes qui cherchaient à le suivre en même temps. Je n'ai au final réussi à visionner de manière morcelée qu'un bon tiers de l'événement, et la couverture a tourné à la reconstitution d'un puzzle avec les éléments que mes collègues réussissaient à entendre de leur côté depuis Washington et San Francisco.
Apple n'a jamais divulgué sur quels critères il se base pour inviter ou pas certains journalistes, au risque d'être soupçonné parfois de s'en servir comme carotte pour avoir des articles positifs. L'excuse généralement invoquée est plus prosaïquement le nombre de places limitées, pour un événement qui suscite une demande énorme. Lors de la présentation de l'Apple Watch par exemple, le groupe aurait aussi, selon certains médias, privilégié des magazines, des bloggeurs influents et des personnalités du monde de la mode dans le cadre d'une stratégie pour se positionner sur ce créneau, et ciblé des médias de régions jugées prioritaires pour son développement.
La marque à la pomme impose en outre aux internautes qui souhaitent regarder les retransmissions de posséder un de ses appareils, et de préférence pas un trop ancien modèle. Faute d'être l'heureux propriétaire d'un iPhone, d'une tablette iPad ou d'un ordinateur Mac avec un système d'exploitation assez récent, impossible de suivre les shows en direct.
La pratique s'est même étendue désormais à la retransmission en ligne des pourtant beaucoup moins sexy téléconférences durant lesquelles la direction discute tous les trimestres de ses résultats financiers avec des analystes. Dans ce dernier cas, Apple fait une petite concession à la concurrence, mais là encore à la condition que ce soit du matériel très récent: le nouveau navigateur Edge de Microsoft, installé sur un appareil dernier modèle opérant sous Windows 10, s'est ajouté à la liste des médias compatibles.
La présentation-spectacle d'Apple est imitée aujourd'hui par beaucoup d'acteurs du secteur technologique, du poids lourd à la petite startup. Les conditions pour y entrer ne sont pas forcément aussi draconiennes, mais c'est toujours et surtout une opération commerciale, qui donne la plupart du temps l'impression de s'adresser à des fans plus qu'à des journalistes, à des analystes ou à des investisseurs. On peut jouer après avec les nouveaux produits, qu'on vous propose même parfois de ramener à la maison (j'ai refusé plusieurs fois de repartir avec un ordinateur ou un smartphone).
Bien rares en revanche sont les cas où un créneau est prévu pour une session de questions-réponses avec les dirigeants. Certains traînent quand même un peu dans la salle à la fin pour ceux désireux de leur poser des questions en aparté. Après sa présentation officielle sur le podium au dernier salon d'électrique grand public CES à Las Vegas, le patron du service de streaming Netflix, Reed Hastings, s'est même assis pendant une demi-heure avec des journalistes. Mais c'est loin d'être systématique.
A l'exception des grandes présentations, une grosse partie de la communication se passe en ligne, et n'encourage pas non plus beaucoup le dialogue.
Aux conférences de presse et au traditionnel communiqué, qui sonne probablement trop « vieille économie » et est tout juste bon à annoncer ses résultats financiers tous les trimestres, la Silicon Valley privilégie les plus modernes réseaux sociaux, et surtout les blogs. Les grands groupes comme Facebook, Google ou Microsoft ont même plusieurs blogs officiels, consacrés chacun à un produit, une thématique ou un type d'utilisateurs.
Ces grands groupes, où les interlocuteurs potentiels deviennent de plus en plus nombreux et spécialisés au fur et à mesure de l'expansion dans de nouveaux pays ou de nouveaux services, ont aussi souvent une « hotline », comprendre une adresse email générique à destination des journalistes, que les porte-parole en panne de cartes de visite aiment à mentionner comme le moyen le plus efficace de les contacter. Même si j'ai des interlocuteurs privilégiés dans la plupart des groupes, le système fonctionne effectivement très bien quand il s'agit de retrouver justement sur quel blog spécialisé un message a été publié. Il ne faut juste parfois n'être pas trop pressé: la « rapid response team » de Microsoft s'est avérée à plusieurs reprises tout sauf rapide, et Google ou Facebook, travailler pour l'Agence France-Presse, même en Californie, provoque de temps à autre l'aiguillage du message directement vers un porte-parole à Paris qui, décalage horaire oblige, ne le voit que le lendemain matin.
La multiplication des blogs a un avantage: ils rendent accessibles beaucoup d'informations, et plus vite que quand il faut attendre son tour au téléphone. Si c'est vraiment une grosse annonce, il arrive même que l'entreprise nous prévienne à l'avance.
Là où ça se complique, c'est quand je veux aller un peu plus loin que cette bonne parole officielle. Les adresses mail se transforment alors souvent en équivalent numérique d'un trou noir qui avale toute mes requêtes mais d'où ne ressort presque jamais rien. Et nombre d'interlocuteurs se contentent de me transférer des liens vers des blogs ou de relayer des commentaires d'une ou deux phrases dans la plus pure langue de bois.
Sur les sujets un peu sensibles ou sur lesquels le groupe est confronté à des problèmes, obtenir une citation utilisable peut tourner au parcours du combattant. Mais il m'arrive régulièrement de me heurter au même « secret-défense » quand j'essaye simplement de savoir si une nouveauté concerne le monde entier ou juste les Etats-Unis, ou de mieux cerner la portée d'une initiative. Pas forcément pour citer la personne ou le groupe dans une dépêche, mais pour mieux mettre les informations en perspective. Certaines conversations frisent la paranoïa : on me parle « off the record » pour me dire qu'il n'y a pas de commentaire; ou bien mon interlocuteur semble voir des pièges derrière chaque question et répète en boucle qu'il ne peut rien dire, même sur des détails pourtant purement techniques.
Bien sûr, je peux toujours appeler un analyste. Bien sûr, je n'attends pas qu'une source potentielle me confie des secrets majeurs au premier contact. Mais les relations de confiance vont dans les deux sens et doivent se construire. Et à trop se réfugier derrière leurs blogs, pour complets qu'ils soient parfois, nombre d'interlocuteurs du secteur technologique empêchent l'instauration d'un dialogue plus personnel, qui s'avèrerait pourtant beaucoup plus constructif. Pour eux comme pour moi…
Sophie Estienne est correspondante de l’AFP à San Francisco, spécialisée dans les hautes technologies. Suivez-la sur Twitter (@sestienne).