Le cercle vicieux
San Salvador - Nous avons emprunté un dédale de couloirs sombres, et au bout de ce labyrinthe à l’air chargé de la chaleur moite de septembre, j’ai vu la scène. Seules les mains et les jambes dépassaient des barreaux bleus. Derrière, des hommes étaient entassés dans des cellules de huit mètres sur quatre, parfois moins, trois mètres sur deux, sur plusieurs niveaux. Vêtus d’un simple short blanc, le visage parfois recouvert d’un masque en tissus, la plupart pieds nus. L’air était empli d’une odeur âcre d’urine et de sueur.
Quand je les ai aperçus, une autre image m’a effleuré: celle du leader du Sentier Lumineux après son arrestation par le gouvernement d'Alberto Fujimori, en 1992. Lui aussi était dans une cage.
On m’a demandé si cette visite de prison était une mise en scène. Je ne le crois pas. Je crois qu’ils vivent vraiment comme cela, dans des cages.
Ces hommes au crâne rasé et au corps tapissé de tatouages sont tous membres des “maras”, des bandes criminelles qui minent mon pays, le Salvador, et affaiblissent d’autres pays d’Amérique centrale comme le Honduras et le Guatemala. Ces prisonniers sont issus essentiellement de la Mara Salvatrucha ou MS-13 et de Barrio 18. Leurs gangs sont rivaux et connus bien au-delà de l’Amérique du sud, jusqu’à Los Angeles, en Californie où des émigrés salvadoriens pauvres les ont fondés ou s’y sont intégrés dès les années 1970. Là-bas aussi ils se sont battus jusqu’à la mort, au point d’être dans le viseur du département de la Justice de l’administration de Donald Trump.
Le contexte de cette visite est le comble du paradoxe. Normalement, les autorités pénitentiaires ouvrent les prisons à la presse pour démontrer que les détenus sont bien traités, avec dignité. Cette fois, l’objectif affiché était de prouver que ces hommes étaient traités avec une sévérité maximale après la révélation par un média du Salvador, El Faro, de négociations secrètes entre le gouvernement du président Nayib Bukele et ces gangs, alors qu’il avait promis une politique de fermeté.
Je les ai regardés, choqué par l’espace où ils s’entassaient. J’ai croisé leurs regards intenses, parfois comme s’ils cherchaient à m’identifier. Je me suis vite ressaisis: j’avais peu de temps pour prendre ces photos, j’ai embrassé la scène du regard, pour avoir le grand angle et choisir mon cadrage. J’ai encore vu ces cellules et le baril en plastique bleu d’eau potable, avec bien peu d’eau pour tant de détenus.
Il y avait très peu d’objets auxquels m’accrocher pour composer ma photographie et trouver un élément de contraste… si ce n’est peut être ce téléphone public absurde qui ne servait à rien.
Pendant les visites -- un “tour” de trois prisons -- les prisonniers faisaient l’objet d’une stricte fouille au corps à la recherche de drogues, téléphones portables et armes artisanales.
Au Salvador, petit pays de quelque 6 millions d’habitants, les gangs comptent 70,000 membres dont 17,000 sont en prison. Leurs chefs continuent à mener leurs affaires depuis leurs cellules et il y a plus d’un scandale sur les “largesses” dont ils bénéficient, y compris des prostituées et des stupéfiants. D’ailleurs lors de discussions -- secrètes ou non -- avec les maras pour faire baisser la violence, la négociation porte souvent sur les conditions de vie de ceux qui sont derrière les barreaux.
C’était donc un reportage complexe. En tant que photojournaliste, je tiens à respecter une certaine éthique. A respecter l’intégrité des êtres humains, quels que soient leurs actes. Parfois, je joue avec la lumière pour ne pas atténuer certains effets et ne pas humilier. Je tente juste de montrer ce que je vois et laisse les gens juger par eux-mêmes.
Je suis né au Salvador mais j’étais longtemps resté loin de mon pays. J'étais en reportage dans de nombreux endroits du monde et j’ai été en poste au Mexique et au Venezuela notamment. Après plus de 18 ans à l’étranger, j'observe comment des pans entiers du territoire sont désormais aux mains des gangs. Les bandes y imposent une dîme pour la fourniture de services publics essentiels, comme l’eau, l’électricité. Ils font même payer les camions qui viennent livrer les commerces.
Il y a quelques semaines nous avons fait un reportage avec Médecins sans frontières. Les humanitaires nous ont expliqué qu’ils étaient pratiquement les seuls à pouvoir entrer dans certaines zones pour soigner la population, déjà aux prises avec le Covid. Et cela ne va pas sans négociations. Ils doivent respecter des règles strictes imposées par les maras.
La plupart de ces détenus sont mis en cause dans des affaires de violence, d’extorsion de fonds, voire d’homicides. Les gangs sont accusés de traite de blanches, de disparitions forcées… Le Salvador a l’un des taux d’homicide les plus élevés au monde. Chaque jour apporte son lot d’assassinats. Certaines familles interdisent même aux jeunes de sortir après 17h, quand la nuit commence à tomber pour les protéger.
Des histoires qui se racontent aussi dans les tatouages que les détenus arborent avec fierté. Ils montrent à quelle bande ils appartiennent et on y devine leur croyances. Ils y font parfois le décompte du nombre de personnes assassinées.
Pendant ces visites de prison j'ai vu un tatouage en l'honneur de la Sainte mort mexicaine et un autre de la Vierge de Guadalupe ou encore le 666, symbole du diable.
Que mon pays ne soit connu que pour sa violence m’attriste. Parfois mes collègues photographes d'ailleurs me charient, ils me disent "ah, tiens, voilà la Mara Salvatrucha", quand ils me voient arriver. Il y a deux ans, j'ai fait la Une quand des joueurs croates m'ont emporté dans leur mêlée en célébrant un but de qualification pour la finale du Mondial.... Au Salvador, ces images furent source de joie. Les gens se disaient, "enfin on parle du Salvador pour une bonne raison".
Ici nous avons pourtant les meilleures plages de la région pour faire du surf, la nature est luxuriante, et des sites hautement touristiques qui pourraient être développés si des infrastructures de transport étaient mises en place.
La solution passerait par l'éducation, par une attention particulière portée aux enfants et à leur santé. Mais le manque d’opportunités, l’insécurité, pousse de nombreux pères de famille à émigrer à la poursuite du rêve américain. Les familles se décomposent et les gangs prospèrent. C’est un cercle vicieux de tristesse et de violence.
Récit: Yuri Cortez. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer