Le « business » de la sécurité pour expatriés
Des sociétés spécialisées, françaises ou anglo-saxonnes, sensibilisent les entreprises aux prises d’otages dans des pays à risques. Leurs services discrets sont de plus en plus demandés, des fleurons du CAC 40 aux PME.
PARIS, 25 juin 2015 - « Que personne ne bouge ! Je ne veux pas vous entendre ! » Un homme encagoulé, armé, vient de débarquer dans la salle de réunion d’une grande entreprise parisienne. Il met en joue une dizaine d’employés. Certains crient, d’autres ne bronchent pas, comme pétrifiés. « C’est une blague ? », demande l’un d’eux. En guise de réponse, l’homme vêtu d’un jogging noir le gifle. « Ça a l’air d’être une blague ?! », hurle-t-il.
Il ne s’agit pas d’une mauvaise farce mais d’une mise en situation. Et ce qui devait être une simple formation d’entreprise se transforme en jeu de rôles. Le preneur d’otages est un acteur, employé par la société Anticip, une entreprise spécialisée de sécurité. Ce type de structure s'engage auprès de ses clients à assurer la protection de son patrimoine et de ses employés quand ils sont implantés dans des pays considérés comme dangereux. En Afrique, par exemple, chaque aspect de la vie des employés, de leur logement à leurs déplacements, est pris en charge dans les moindres détails. Rien n'est laissé au hasard. La sécurité s’organise avant même le départ.
Indiscipline des employés
Avant la mise en situation, les formateurs donnent leurs conseils pour éviter de devenir la cible d’un kidnapping. L’important, c’est de connaître les us et coutumes du pays et surtout de rester discret pour ne pas attirer l’attention de potentiels ravisseurs. « Quand vous arrivez dans un aéroport, il ne faut pas donner l’impression que c’est votre première visite dans le pays, sinon vous devenez une proie potentielle. Il faut paraître sûr de soi et prévoir un dispositif d’accueil », explique un des cadres d’Amarante, l’un des leaders du secteur. Et bien sûr, si l’enlèvement se produit, surtout, ne pas paniquer durant la phase de capture.
Ce genre d’entreprises est souvent sollicité dans des zones à risques telles que le Mali, la Colombie ou l’Irak. En plus des formations dispensées en amont, elles proposent une protection rapprochée aux expatriés sur place. L’un des principaux problèmes auxquels elles font face reste l’indiscipline de certains employés. « Il faut toujours dire où on va, toujours avoir un moyen de géolocalisation pour remonter les traces beaucoup plus facilement, insiste Alain Juillet, président du Club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE), l’organisme qui regroupe une grande partie des dirigeants des services de sûreté des grandes entreprises. « Beaucoup de Français préfèrent pouvoir faire ce qu’ils veulent et se balader tranquillement, concède-t-il. C’était le cas de la famille Moulin-Fournier [ndlr : un couple et leurs enfants enlevés au Cameroun en 2013 et libérés après deux mois en captivité]. Ils étaient partis visiter un parc naturel sans prévenir personne de leur périple. »
Ces recommandations paraissent évidentes. Mais la culture de la sécurité n’est pas encore très développée chez les employés. Ils ont parfois tendance à oublier qu’ils ne peuvent pas se comporter et se déplacer aussi librement que dans leur pays d’origine. « On n’est pas dans un monde de bisounours », rappelle Alain Juillet. Depuis 2 000, au moins 78 Français ont été pris en otage, surtout en Afrique et au Moyen-Orient.
Les entreprises, elles, sont de plus en plus sensibles à ces questions. Selon les statistiques fournies par Josselin Ravalec, directeur commercial d’Anticip (« seulement un tiers des entreprises présentes à l’étranger prévoit des mesures de sécurité »), cette prise en compte du risque ne concerne plus seulement les cadors du CAC 40. Des PME se font également assister dans les pays dangereux.
Il faut dire que les employeurs risquent une condamnation pénale s’ils n’assurent pas la sécurité de leurs salariés à l’étranger. D’ailleurs, certains salariés n’hésitent pas à poursuivre leur hiérarchie à la suite d’une prise d’otages. C’est le cas de Pierre Legrand. Cet ingénieur français dans le secteur du bâtiment a été enlevé en 2010 par Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) alors qu’il se trouvait sur un site minier du géant nucléaire Areva, à Arlit, au Niger. Après trois ans de captivité, il est libéré en octobre 2013 avec trois de ses compagnons d’infortune. Ses proches décident de poursuivre son employeur, la société Sogea-Satom, une filiale du groupe Vinci pour manquement à la sécurité. Une information judiciaire a été ouverte par le parquet de Paris, et des juges antiterroristes sont chargés des investigations.
Au-delà de la condamnation pénale, l’image de l’entreprise est en jeu. D’ailleurs, interrogées sur les risques de prises d’otages et la manière de préparer leurs employés à ce type de crise, les grandes sociétés préfèrent généralement garder le silence. D’un point de vue commercial, éviter les zones à risques ne représente pas non plus un bon calcul. Souvent, les marchés y sont nombreux et les ressources attrayantes. La main d'œuvre est moins chère qu'en France et les pays en développement voient émerger une classe moyenne soucieuse de consommer « à l’occidentale ». C'est aussi la possibilité pour les entreprises d'exploiter des ressources indispensables à l’industrie française, comme le pétrole ou l'uranium au Niger ou au Nigéria.
Discrétion, fiabilité et … concurrence
C’est pourquoi les entreprises de sécurité dispensent des formations variées. Amarante, par exemple, en propose de deux types. La première est axée sur le comportement à adopter face aux risques spécifiques de la destination. La seconde relève du « sur-mesure » en abordant une thématique de sûreté propre aux activités du client. Le secteur de l'énergie n'a pas, en effet, les mêmes attentes que l’industrie agro-alimentaire.
Même palette chez Anticip qui propose également des entretiens avec une psychologue pour s’assurer que les candidats aux missions ou aux séjours longue durée en dehors de la métropole sont bien prêts à partir.
Les deux sociétés adaptent leurs formations au pays de destination, voire au contexte local d’une ville, parfois quartier par quartier. Elles façonnent aussi leurs formations en fonction des budgets des clients. Les prix varient fortement selon les objectifs du module, de sa durée et du nombre de participants. Une formation de deux ou trois heures peut coûter de quelques centaines à quelques milliers d'euros.
« Nous cherchons à nous adapter le plus possible à ce que recherche l’entreprise, à moduler nos formations en fonction des demandes », explique Cyrille Peguilhan, directeur général d’Anticip. Car la concurrence est rude avec les entreprises locales qui connaissent bien le terrain mais aussi avec leurs homologues anglo-saxonnes et même françaises. Cyrille Peguilhan en a bien conscience. « C’est un très petit milieu, comme un village dans Paris, analyse-t-il. La moindre erreur se sait et peut entraîner la fermeture instantanée de la structure. »
«Nous savons que dans tel pays, il vaut mieux faire appel à telle société. Chaque entreprise dispose d’une zone de compétence, raconte, pour sa part, Alain Juillet, président du CDSE. Cela fonctionne beaucoup au bouche-à-oreille.»
Anticip a ainsi misé sur l’Irak, l’un des pays où elle est implantée. « Il faut se créer un réseau de collaborateurs fiables qui connaissent bien le terrain. C’est la meilleure façon d’asseoir la réputation de notre société », explique Cyrille Peguilhan.
Et, avant qu’une nouvelle entreprise leur fasse confiance le chemin est long. Dans certains grands groupes, les directions sécurité viennent même sur place pour tester le niveau de protection. « Un de nos clients nous a rendu visites cinq fois en Irak avant d’opter pour nos services », confie Cyrille Peguilhan. Ils vérifient tout, des protocoles d’intervention au système de recrutement jusqu’à la formation du personnel. Parmi les collaborateurs d'Anticip, on retrouve beaucoup d’anciens policiers du RAID et de gendarmes du GIGN, les deux groupes d’élite dans le domaine de l’intervention.
Enfin, le dernier critère sur lequel insistent les clients, c’est la discrétion et l’exclusivité. « Nous devons aussi nous assurer que les services de sécurité auxquels nous faisons appel ne vont pas donner d’informations secrètes aux entreprises concurrentes ou aux services de l’Etat », reconnaît Alain Juillet. Pour ces entreprises, le silence est d'or.
Le dossier « Otages », dont fait partie cet article, a été réalisé par des étudiants en journalisme de l'Institut français de presse dans le cadre d'un partenariat avec l'AFP.
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