Compagnons d'infortune
PARIS, 25 juin 2015 - Pour ne pas sombrer, les otages s’en remettent parfois à des objets dérisoires. Cahier d'écolier, radio ou cordelette leur permettent d’alléger l'enfer de la captivité. Après la libération, ces reliques demeurent les derniers souvenirs de ces jours sombres.
Parfois, la vie ne tient qu'à un fil. Durant ses trois mois de captivité dans le désert malien, Pierre Camatte s'est plié chaque matin au même rituel. Inscrire sur le sable le nombre de jours depuis sa capture, ajouter un nœud sur une cordelette arrachée de son chèche puis enfouir ce bout de tissu tout au fond de sa poche. Sous un soleil brûlant, en cachette, loin du regard de ses geôliers d’Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), l'otage sexagénaire pouvait ainsi mesurer l’interminable écoulement des jours. Comme pour se prouver qu’il était encore en vie.
Cinq ans après sa libération, survenue en février 2010, Pierre Camatte ne quitte plus sa cordelette. Dans un café d’Epinal, le Vosgien déroule la ficelle sur une table. Un long morceau de toile noire comprenant 90 nœuds, comme autant de journées de solitude à tenter de garder l’espoir. « Le premier correspond au premier jour de ma détention, détaille l’homme aux longs cheveux grisonnants, ancien expatrié au Mali. Pour les jours importants, comme Noël, le Nouvel an ou ma libération, j'ajoutais un morceau de tissu, histoire de marquer le coup. »
Au commencement de son calvaire, Pierre Camatte ne possédait plus rien. Après l'avoir enlevé en pleine nuit à Ménaka, dans l’est du pays, ses ravisseurs le dépouillent de sa montre, de son smartphone et de ses effets personnels. Dans le désert, seuls une paire de baskets, un pantalon, un sweat-shirt, un anorak et un chèche lui sont fournis. Plongé de force au cœur d’une zone aride, sans affaires ni contact avec l’extérieur, l'otage perd ses repères. Un choc psychologique voulu et orchestré par les kidnappeurs. « Durant une prise d'otage, le captif subit une dépersonnalisation imposée. On lui enlève ses affaires, on ne l'appelle plus par son nom, il doit demander l'autorisation pour le moindre geste de la vie quotidienne. Le plus souvent, les ravisseurs ne lui donnent aucune référence temporelle. Psychologiquement, cela finit par le casser », explique le docteur Franck Garden-Brèche, spécialiste en victimologie.
Le 11 décembre 2009, plus de deux semaines après son enlèvement, lorsqu'un gardien accepte, comme une aumône, de lui donner la date du jour, Pierre Camatte saute sur l’occasion. Dès cet instant, afin de ne plus perdre la notion du temps, il se promet de tenir un calendrier scrupuleux à l'aide d'une cordelette. « Ce chapelet, c'était mon fil conducteur », résume-t-il aujourd'hui. Bien sûr, certaines dates sont plus dures à digérer que d'autres : « Le jour de Noël, j'ai tout fait pour ne pas y penser. Je n'avais pas le droit d'y songer. Si je commençais à me dire que tout le monde faisait la fête, j'étais foutu... » Après trois mois d’isolement et de brimades quotidiennes, il tisse son 90ème nœud. Ce sera le dernier. Lors de sa libération, trimballé d'ambassades en aéroports, l'otage veille à conserver sur lui ce bout de tissu devenu si précieux.
Les plans d’une voiture électrique
Pour les captifs, d'autres objets peuvent devenir de fidèles compagnons d'infortune. Il n’est pas rare que les otages tiennent des carnets, refuges salutaires contre la solitude de la détention. Retenu durant onze mois au Nigeria par le groupe terroriste Ansaru, Francis Collomp n’a cessé de quémander de quoi écrire à ses geôliers. Après plus de trois semaines de captivité, l'ingénieur français de 63 ans reçoit un cahier d'écolier et un stylo bille. Confiné dans une pièce exiguë de quatre mètres sur trois, il passe plusieurs heures par jour à esquisser des plans pour des projets de brevets d'invention, dont une voiture fonctionnant grâce à une mini-éolienne. Sa façon à lui de s’évader d’une cellule où il faut composer avec les autres occupants, ces araignées velues et ces rats affairés qui grouillent.
De l’autre côté de l’Atlantique, Roméo Langlois a aussi noirci les pages d’un carnet de bord. Capturé à la fin du mois d’avril 2012 par les FARC dans la jungle colombienne, le reporter en a tiré un livre-témoignage extrêmement précis. Trois jours après son kidnapping, les farianos lui laissent un « kit »… Un nécessaire de survie pour otages avec tube de dentifrice, déodorant, brosse à dents, jogging, sous-vêtements mais aussi une radio. Ironie du sort, le jeudi 3 mai, journée internationale de la presse, le journaliste obtient aussi un cahier. « C'était un carnet à spirales, un carnet d'enfant avec un dessin naïf sur la couverture. A la fin de mes trente-trois jours de captivité, il sentait le vécu... Dessus, il y avait du sang séché, le mien, et celui des moustiques écrasés», se souvient le lauréat du prix Albert Londres 2013.
Aux mains des guérilleros, blessé au coude gauche, Langlois fait son possible pour demeurer journaliste, aux aguets, comme pour un reportage: « Dans la jungle, je passais une ou deux heures quotidiennement à écrire. Cela me donnait l’illusion de poursuivre un travail journalistique. Je notais du factuel mais aussi mes impressions. Quand je sortais mon carnet, mes gardiens devenaient paranos. Du coup, pour les interviewer, je discutais avec eux puis j'allais noter en cachette ce que j’entendais.»
Dépouillés de tout, les otages tiennent à préserver ces objets fétiches devenus indispensables. Inquiet de le voir écrire durant des heures, l'un des ravisseurs de Francis Collomp tente de récupérer le carnet pour le faire traduire. Homme de caractère, Collomp raconte s’y être opposé avec fermeté. « Je lui ai dit que je voulais garder mon cahier, qu'il pouvait à la rigueur prendre une photographie. Sauf que ce jour-là, il n'avait pas d'appareil sur lui. Il n'est jamais revenu à la charge », se félicite celui qui profitera d'un moment d'inattention de l'un de ses gardiens pour s'évader.
Un geôlier surnommé « Quasimodo »
Il arrive que l'objet circule de mains en mains entre compagnons de captivité, comme un passage de témoin. Séquestrés à Beyrouth, au Liban, en 1986, les journalistes d'Antenne 2 Philippe Rochot et Jean-Louis Normandin ont eu le temps d’éplucher le Lagarde et Michard du XIXème siècle laissé par leurs ravisseurs. De la première à la dernière ligne. Trente ans plus tard, les deux hommes ignorent encore comment ce manuel scolaire consacré à la littérature s'est retrouvé entre les mains d'intégristes pro-iraniens. Toujours est-il que cet incontournable des écoliers français a offert de rares moments de distraction à des hommes coupés de la lumière du monde, confinés dans des appartements aux fenêtres occultées. Sourire en coin, Philippe Rochot témoigne : « Il y avait un preneur d'otages barbu et à moitié boiteux, je l'avais surnommé « Quasimodo ». C'est drôle, quand j'ai lu le Lagarde et Michard, je suis justement tombé sur des extraits de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, j'ai pu retrouver une description du vrai Quasimodo. »
De retour en France après cent cinq jours de détention, Rochot reçoit un cadeau inattendu : la collection complète des Lagarde et Michard ainsi qu'une lettre manuscrite signée d'un certain André Lagarde. « Dans votre isolement en pays étranger vous n'étiez pas tout à fait seul puisque providentiellement les meilleurs représentants de notre passé culturel vous environnaient d'une solidarité dont vous ressentiez peut-être inconsciemment les bienfaits », se fend l'un des deux auteurs du recueil de textes. Bien que reconnaissant, le grand reporter laisse à ses enfants le soin de potasser l'ouvrage, trop occupé à voguer vers un nouvel horizon, l'Allemagne d'avant la réunification.
Dans la plupart des cas, les liens qui unissent les otages et leur objet fétiche restent intenses après la libération. Durant deux longues années, le caméraman Ivan Cerieix n'a pu s'imaginer vivre sans son chapelet, souvenir de son kidnapping en Irak. En avril 2004, le journaliste se fait enlever durant deux jours par des insurgés locaux. Ligoté, passé entre différentes mains, soumis à des simulacres d'exécution, Cerieix se retrouve finalement en pleine nuit devant un Irakien maîtrisant parfaitement l’anglais. Cet ancien de la garde républicaine de Saddam Hussein le questionne durant deux heures. « Au bout d'un moment, il me dit que je n'ai rien à faire là et qu'il va me libérer. Il veut même m'enlever le bandeau qui me couvre les yeux. Au début, je refuse, je crie : "No see, no kill". Finalement, j'accepte de l'enlever au bout de dix minutes. » La conversation se détend, puis vire au prosélytisme religieux. Tout en égrenant son chapelet, l'homme essaie de convaincre le journaliste des bienfaits de l'islam. Avant de lui rendre sa liberté, l'Irakien tient à lui laisser son chapelet. « Nous avons vécu quelque-chose de fort. Quand tu seras de retour chez toi, va voir un imam », conclut l'inconnu.
« Comme le fer à cheval d'un joueur de poker »
S'il ne consulte pas de religieux, Ivan Cerieix veille en revanche à garder le chapelet à son côté. « Cet objet signifiait la fin de mon calvaire, c’est devenu un porte-bonheur. Comme le fer à cheval d’un joueur de poker. Je savais au centimètre près où il se trouvait. Dès que je devais faire face une situation de stress ou de contrariété, je l'égrenais», relate cet athée convaincu. Peu à peu, à mesure que le temps passe, le besoin de toucher l’amulette se fait de moins en moins sentir. Si bien qu’aujourd’hui, le caméraman ne se souvient plus de l’endroit où il a rangé son fétiche. « Je n'en ai plus besoin, c’est une expérience de ma vie qui s'est diluée, lâche-t-il dans un sourire. Le chapelet, je l'ai sans doute laissé dans une boite à cigare au fin fond d'un carton... »
Dans le quotidien de la détention comme après la libération, il s'agit de tout faire pour ne pas craquer. « Chaque otage va faire au mieux pour se protéger, pendant et après. Plus l'esprit reste dans ce mode actif de défense et d'activité mentale, plus les risques de "capitulation", de résignation diminuent », constate le docteur Franck Garden-Brèche. A l'image d'Ivan Cerieix, il n'est pas rare que d'ex-otages s'attachent à une babiole symbolique, même une fois libérés. « Certains objets ou activités peuvent servir à préparer l'avenir, le retour à la vie après la libération», précise l'hypno-thérapeute. Puis vient, pour les anciens détenus, le moment de tourner la page.
Sa radio, Roméo Langlois a veillé à la laisser entre de bonnes mains. Le trentenaire tombe sur le petit transistor lors qu'il déménage de son appartement de Bogota l'automne dernier. Ce jour-là, Vladimir Rodriguez est venu l’épauler. Cet ami dévoué n’a pas ménagé ses efforts pour obtenir la libération du français, contactant l’armée et les guérilleros colombiens. Plus de deux ans après l’enlèvement, Langlois lui confie la précieuse relique.
D’autres otages n’hésitent pas non plus à se délester de leurs souvenirs. Depuis son évasion, Francis Collomp a rendu visite à l’homme d’affaires Vincent Bolloré, auquel sont destinés les plans de sa voiture électrique. Perchés au 17ème étage d’un gratte-ciel de région parisienne, les deux hommes se sont enfermés dans le bureau du millionnaire. L’ex-otage assure aujourd’hui que son carnet se retrouvera bientôt dans le musée personnel du magnat breton. Sur la première page, Francis Collomp a inscrit le nom de l’entrepreneur, précisant que son projet de de voiture écologique devait lui être transmis en cas de malheur. Sur la couverture rouge et grise de ce cahier à l’ancienne, les curieux pourront discerner plusieurs champs à remplir : « nom », « classe » ou « sujet ». A la mention « école », l’ancien otage a griffonné : « celle de la vie ».
Le dossier « Otages », dont fait partie cet article, a été réalisé par des étudiants en journalisme de l'Institut français de presse dans le cadre d'un partenariat avec l'AFP.