Une belle moisson de prix
Quatre reporters photographes de l'AFP, le Japonais Yasuyoshi Chiba, le Danois Nicolas Asfouri, l'Australien Sean Davey et le Britannique Oli Scarff, ont été récompensés cette année par le jury du concours de photojournalisme World Press Photo, notamment dans la catégorie "Photo de l'année", la plus prestigieuse. Voici leurs récits sur ces images qui ont déjà fait le tour du monde.
Yasuyoshi Chiba
"Photo de l'année"
Photographe japonais basé à Nairobi, Yasuyoshi Chiba s'est installé au Kenya en 2007 où il collabore avec l’AFP lors des violences post-électorales dans le pays. En 2011, il est engagé par l’AFP et rejoint Sao Paulo, puis Rio en 2013. Il est en poste à Nairobi depuis 2016.
J’aime mon métier. Il me permet de découvrir des endroits où je ne me suis jamais rendu. Je l’avoue, quand j’ai demandé mon visa pour le Soudan, j’étais enthousiaste. Je n’avais jamais été dans ce pays. L’actualité soudanaise était à la Une de la presse internationale. Des milliers de manifestants réclamaient pacifiquement un changement de régime. Tout était parti de la hausse du prix du pain, multiplié par trois. L’armée avait renversé le président Omar el-Béchir, au pouvoir depuis 1989, mais les manifestants ne bougeaient pas. Ils maintenaient leur sit-in pacifique devant le QG de l’armée dans la capitale, Khartoum. C’était une révolution.
Mais à mon arrivée à Khartoum, les manifestants avaient disparu. L’armée en revanche était bien présente. Deux semaines plus tôt, un groupe armé non identifié avait dispersé la foule. Plus d’une centaine de manifestants étaient morts, tués par balle, selon des sources médicales. Après cette tragédie, les réseaux de téléphonie mobiles avaient été coupés. L’information qui se transmettait par le biais des réseaux sociaux ne pouvait plus être diffusée.
Un soir je me suis rendu avec d’autres reporters dans un quartier résidentiel où des dirigeants de l’opposition tenaient un meeting. Il faisait nuit noire. Pendant que les organisateurs tentaient de mettre en route des générateurs d’électricité, des jeunes montaient des barricades pour bloquer l’accès depuis les rues environnantes. Soudain, les gens ont commencé à applaudir dans l’obscurité.
Certains tenaient leurs portables en l’air pour éclairer un jeune homme, qui récitait un poème cher aux manifestants et en avait improvisé un autre. Quand il reprenait son souffle, le public scandait Thawra, révolution en arabe. Je ne comprenais pas ces mots -- on me les a traduits par la suite -- mais sa voix et l’expression de son visage m’ont impressionné. Je ne le lâchais plus du regard. Pour moi, il incarnait la détermination de tous. Pendant mon séjour j’ai eu constamment l’impression d’être observé, et à une reprise des policiers m’ont arrêté, mais ils m’on laissé repartir. En réalité j’étais observé par tous. Et souvent, on m’offrait un café, du thé, une bouteille d’eau.
Les difficultés ne manquent pas dans notre travail, c’est un parcours semé d'embûches, surtout en Afrique. Mais on vit aussi des moments inattendus de générosité, qui compensent toutes ces contrariétés. J’ai parfois le sentiment de capturer l’Histoire qui se déroule sous nos yeux et nous mène vers un avenir encore incertain. J’espère dans ces cas que mes images sont comme des messages d’encouragement pour un avenir meilleur.
Deux mois après mon retour du Soudan j’ai pu prendre de longues vacances d’été et réaliser un rêve de longue date: le pèlerinage de Ohenro, un parcours sur 1.200 kms à pied pour visiter 88 temples bouddhistes au Japon. Sur la route, les habitants m’ont offert des boissons fraîches, et parfois même le gîte et le couvert. Cela m’a touché. L’image des Soudanais qui m’avaient traité avec la même générosité me revenait aussi. Seul l’été doux du Japon tranchait avec la chaleur accablante du Soudan. A travers la photographie, j’ai le sentiment que mes expériences aux quatres coins de la planète se fondent pour créer de nouvelles perceptions. C’est ce qui me motive pour continuer.
Nicolas Asfouri
Premier prix dans la catégorie "General News, Stories"
Nicolas Asfouri, Danois né à Beyrouth est photographe à l'AFP depuis près de 20 ans. Il est en poste à Pékin depuis 2016. Ses photos étaient également nommées dans une nouvelle catégorie introduite cette année « World Press Photo Story of the Year ».
Adolescent, je rêvais d'être réalisateur -- Stanley Kubrick notamment me fascinait -- mais je me suis passionné pour la photo dès l'âge de 16 ans et j'ai commencé ma carrière de photojournaliste vers l'âge de 25 ans, à l'AFP.
J'ai fait ma première mission en tant que photojournaliste dans une zone de guerre en 2004 en Irak. J’ai couvert des guerres et des pays en conflit jusqu’en 2014. J'étais en mission en Afghanistan, deux semaines tout juste avant la mort de Sardar Ahmad, journaliste au bureau de Kaboul, emporté par un attentat en mars 2014. Sa disparition m'a beaucoup touché. J'ai souhaité par la suite me concentrer davantage sur les droits des gens et la pauvreté. Je veux donner, à travers mes images, une voix à ceux qui se mobilisent et donner à voir leur lutte.
J’ai notamment couvert le mouvement des parapluies à Hong Kong en 2014. Les protestations qui ont démarré en juin 2019, cinq ans plus tard, étaient différentes. Les manifestants étaient plus jeunes. Le mouvement était beaucoup plus organisé, plus radical aussi. On voyait, dans les chaines humaines, des étudiants, et même des collégiennes.
Nous avons couvert le mouvement en profondeur, nous étions en permanence 5 à 7 photographes de l’AFP, coordonnés par le photojournaliste Anthony Wallace, qui a fait un travail hors du commun pendant cette étape. Il était à la fois sur le terrain et chargé de la coordination et faisait le lien avec les rédacteurs. On se relayait en permanence pour couvrir la lutte quotidienne de ces manifestants sous tous ses angles. Notre équipe était sur le terrain jour et nuit.
L’image du manifestant à terre, avec le genoux du policier sur son cou, est à la fois puissante et troublante. Son arrestation était si violente que j'étais persuadé que ses lunettes avaient été brisées. J'ai encore gravé dans ma mémoire son regard empreint de désespoir, de haine et de crainte. Quand j’ai regardé de plus près la photo après la scène, j'ai découvert que les lunettes étaient intactes et refletaient les gratte-ciels de la ville, ce qui rend l'image encore plus forte. Dans les lunettes ont reconnaît Hong Kong.
Quand je travaille je suis très concentré. C’est proche d'une méditation éveillée, surtout quand c'est très tendu, je ne veux pas passer à côté du moment crucial.
Sur cette série de photos, une autre de mes images préférées est celle de cette jeune fille qui tient par la main un jeune homme que la police plaqué à terre. Ce n’était que deux ados, brutalement jetés à terre juste parce qu’ils portaient des masques. La scène a duré à peine deux secondes. Et si je n'avais pas été extrêmement concentré, je ne l'aurais pas eue. Elle ne voulait pas le lâcher. Cela résume bien le slogan des manifestants qui disent "always look for each other" (Veillons toujours les uns sur les autres). Dans les chaînes humaines d'ailleurs les manifestants se donnaient la main parfois en tenant des bouts de papiers où ce genre de message était inscrit. Cela montre la détermination de ces jeunes.
Et il y a bien sur, la photographie de ce groupe de manifestants encerclés par la police après avoir quitté l’Université Polytechnique de Hong Kong, où il se sont retranchés pendant plusieurs jours. En sortant, ils sont tombés dans les filets des policiers. Sur leurs visages, on lit la fatigue. Ils sont épuisés. Ils ont les mains en l'air. Auparavant un policier armé leur a crié à deux reprises "Stop stop or I will shoot" (Arrêtez, Arrêtez ou je tire).
Nous aimerions savoir où tous ces gens sont désormais. Il y a eu des milliers d'arrestations. Il sera intéressant de voir si le mouvement aura un second souffle. Pour moi ce qui compte c'est que ces images vont être diffusées largement et aider à faire comprendre la situation de ceux que j'ai photographiés.
Sean Davey
Deuxième prix "Contemporary Issues", Singles
Sean Davey est basé en Australie, où il a été plusieurs fois primé. Sean enseigne aussi la photographie et son travail est régulièrement exposé. Il couvre depuis plus de 20 ans l’actualité du pays.
Le 31 décembre 2019, des incendies géants avaient gagné des localités côtières de l’Etat de Nouvelle-Galles du Sud dans le sud-est de l’Australie. Ma voiture était déjà prête et équipée pour couvrir les feux et j’ai atteint Bega, une des localités sinistrées, assez rapidement.
Beaucoup de routes étaient impraticables et une partie de la côte était coupée du monde, sans électricité, sans eau courante, sans carburant. Quand je suis arrivé j’ai découvert que des centaines, peut être des milliers de personnes avaient été évacuées. Un brouillard capable de vous faire confondre le jour et la nuit nous enveloppait et beaucoup de sinistrés avaient mis des masques pour tenter de se protéger contre les émanations toxiques qui s’en dégageaient.
Tout baignait dans une étrange lueur orangée. L’information arrivait au compte-gouttes. Beaucoup de gens me demandaient ce que je faisais là et comment j’étais arrivé, sans doute dans l’espoir de pouvoir partir avec leurs familles en suivant le chemin inverse.
Et puis j’ai aperçu des enfants qui jouaient au milieu de ce chaos. Je me suis approché d’une femme dont l'enfant faisait partie du groupe, Kath Ferris. Sa fille s’appelait Abigail. C’est elle qui porte le masque sur l’image. Kath et sa famille sont originaires de Canberra. Quand elle a été évacuée elle tentait de rendre visite à des proches qui avaient perdu leur maison, dévorée par l’incendie.
Les enfants semblaient très heureux, dans leur microcosme, comme si la gravité de la situation tout autour d’eux ne pouvait percer cette bulle d’innocence.
J’ai collé mon oeil sur le viseur de mon objectif, et la scène était là, palpable comme dans la vie réelle, mais je l’ai tout de suite perçue comme une photographie. Cette sensation est rare. C’est une sorte de voyage dans le temps. Quand j’ai ré-examiné mes photos plus tard ce jour-là pour les faire parvenir au desk je savais que c’était LA photo, mais j’ai envoyé une sélection de plusieurs images.
La sensation irréelle qui s’en dégageait est toujours là. J’ai contacté Kath Ferris pour lui dire que l’image avait été sélectionnée pour un WPP. C’est un grand honneur.. Mais au vu des circonstances dramatiques qui l’entourent, l’été cauchemardesque vécu par tant de gens qui ont tout perdu, j’ai du mal à me réjouir de cette “réussite”.
Oli Scarff
Troisième prix "Sports, Singles"
Oli Scarff travaille comme photographe de presse depuis de nombreuses années. A l'AFP depuis 2014, il est basé près de Manchester. En 2018 il avait déjà reçu un prix dans cette même catégorie.
Avant même la finale de la Champions league face à Tottenham j’avais demandé autour de moi, à quoi devais-je m’attendre en cas de tournée des champions en bus à impériale. Ceux qui avaient déjà couvert le triomphe de Liverpool en 2005 m’avaient raconté qu’il y aurait des foules comme je n’en avais jamais vues. Et ils avaient raison. Les fans étaient sur tout le parcours, 17 kilomètres, c’était inimaginable! Selon la police, ils étaient 750.000 et j’ai eu la sensation que toute la ville, au moins toute la moitié de la ville portant le rouge de Liverpool était dehors pour célébrer la victoire de l’équipe.
Les supporters faisaient des efforts inimaginables pour voir leurs idoles. Pas un poste de signalisation ou feu rouge n'échappait aux grimpeurs en quête d’une bonne visibilité.
Comme le reste des photographes, je me trouvais sur la plateforme d’un bus circulant devant l’équipe. C’était compliqué. Pour permettre à tout le monde de faire son travail, nous n’avions le droit d’y être que cinq minutes d’affilée à tour de rôle. Une autre raison de s’inquiéter était la décision de Liverpool de placer entre notre bus et celui des champions un camion jaune chargé de lancer des nuages de confettis rouges sur la foule. Cela crééait une atmosphère fantastique, mais rendait invisibles les footballeurs, noyés dans ce nuage pendant quelques instants. La photo saisit l’un de ces moments, vers la fin de la parade. La foule était électrique et des fumigènes rouges avaient été déclenchés un peu partout. Au milieu flottait un ballon gonflé à l’hélium en forme de trophée.
Dès l’âge de 14 ans, je rêvais de devenir photographe. Mon père, qui avait un labo d’impression de photos, m’a transmis sa passion et ses connaissances. La photographie a une dimension créative, technique et toujours assortie de défis que j’ai toujours adoré. J’aime rester à l'affût du contexte, guetter les changements de mon “sujet”, ou de la lumière... sans oublier l’histoire que je suis venu raconter.
Edition Yana Dlugy et Michaëla Cancela-Kieffer à Paris.