La vidange du canal
PARIS, 8 janvier 2016 – C’est un rituel spectaculaire qui se déroule tous les dix ou quinze ans : le canal Saint-Martin, qui traverse un des quartiers les plus branchés de Paris, est entièrement vidé pour être nettoyé et rénové. L’opération dure trois mois et c’est l’occasion de découvrir tout ce que cette voie d’eau pleine de vase cache comme faune, comme immondices et comme petits et grands secrets, pour le plus grand plaisir des curieux et des photographes.
Tout au long de la première semaine de cette grande vidange, je passe mes matinées à marcher le long des rives du canal, entre la sortie du tunnel quai de Jemmapes jusqu’au bassin de La Villette, à la recherche de photos insolites. Elles ne sont pas difficiles à trouver, même si je me fais parfois réprimander par les employés municipaux quand je franchis les barrières de sécurité dressées sur les rives pendant les travaux. C’est un reportage que j’avais déjà fait au début de ma carrière de photographe, dans les années 1980.
Ce qui me frappe le plus, c’est le nombre impressionnant de Vélib’ qui s’entassent au pied des écluses. Quelles peuvent bien être les raisons qui poussent autant de gens à balancer leur vélo en libre-service dans le canal ? Ça dépasse l’entendement.
Il y a beaucoup de scooters aussi. J’ai même vu une moto flambant neuve, qui ne devait pas être là depuis très longtemps. J’imagine que tous ceux qui font disparaître leur véhicule dans l’eau pour escroquer leur assureur ne sont pas au courant que le canal est vidangé à intervalles réguliers… En revanche, on ne trouve pas d’épave de voiture: le canal est peu profond et celles qui tombent dedans sont rapidement repêchées au fur et à mesure car elles empêchent les péniches de naviguer.
On a aussi, parait-il, découvert une ou deux armes du crime, mais je n’ai pas eu la chance d’être là pour les apercevoir. Parmi les objets insolites, j’ai vu une valise pratiquement fossilisée dans la boue malodorante (quels secrets pouvait-elle bien renfermer? Un cadavre coupé en morceaux ? Un trésor ? Rien du tout ?) Tous ces objets du quotidien englués dans la vase donnent des photos étonnamment esthétiques. Quant à cette cuvette de WC, je me demande bien qui – riverain ou ouvrier du bâtiment peu scrupuleux – a eu l’idée de s’en débarrasser dans le canal au lieu d’attendre le passage des encombrants.
Il y a aussi beaucoup de caddies de supermarché et, surtout, des milliers de cadavres de bouteilles qui émergent au fur et à mesure que les eaux se vident vers la Seine. Cela en dit long sur l’éducation des fêtards et des pique-niqueurs qui prennent d’assaut les quais du canal quand il fait beau ou la nuit tombée.
Un autre aspect théâtral de l’opération, c’est la pêche électrique aux petits et gros poissons. Une dizaine d’employés et de bénévoles chaussés de cuissardes en caoutchouc avancent en rang dans l’eau stagnante. Les uns sont équipés de perches électriques qui envoient dans l’eau un courant de faible intensité. Les autres recueillent dans leurs épuisettes les poissons étourdis qui remontent à la surface.
Les prises sont transportées dans des véhicules spéciaux jusqu’au bassin de La Villette, situé en amont, où elles sont relâchées. Parmi les plus beaux « trophées » de cette année figurent une carpe de seize kilos, une sandre d’un mètre et d’immenses anguilles. Et quel plaisir de photographier un bonhomme qui court dans les rues de Paris avec un énorme poisson-chat dans une épuisette! C’est le type de scène surréaliste que tout photographe recherche.
Des photographes, il y en a justement beaucoup sur les bords du canal par les temps qui courent. Les premiers jours, nous étions plus d’une quinzaine de professionnels à tenter notre chance. Les quais servent aussi de terrain de travaux pratiques aux étudiants d’écoles de photo et à des centaines d’amateurs. Ils se mêlent à la foule de curieux perchée en permanence sur les ponts et passerelles qui enjambent le canal, entre les enfants en sortie scolaire et les retraités qui passent des journées entières à observer le fascinant va et vient des pêcheurs et des nettoyeurs.
Patrick Kovarik est un photographe de l’AFP basé à Paris. Ce texte a été écrit avec Roland de Courson.