La Japonaise qui flotte dans les airs

Today's Levitation” © Natsumi Hayashi, courtesy MEM, Tokyo

TOKYO, 19 novembre 2012 - Une lointaine et paisible banlieue de Tokyo. Juste au dessus de la gare, de l'autre côté de la rue noyée de soleil, un mini-sanctuaire shinto coiffe le haut d'une colline. Je ne résiste pas. Les marches de pierres sont raides, hautes et inégales mais je m'élève jusque-là. Après tout, me dis-je en redescendant précautionneusement, je me dois de monter vers le ciel puisque je vais rencontrer une jeune fille qui "flotte en l'air". En photos.

Il a fallu négocier dur avec son agent pour la rencontrer mais rendez-vous est finalement pris au Folks, un restau-route au look très américain et à la propreté très japonaise. Cuit de chaleur, j'attends sur le parking net comme le feutre d'un billard anglais. Je tire de ma sacoche quelques photos, et je regarde encore et encore cette intrigante Natsumi Hayashi, Japonaise filiforme qui depuis un an se fait photographier en "lévitation".

La voilà. Sourire blanc enfantin, petite chemise verte vichy sur laquelle dégouline une cascade de cheveux noirs jais. Elle semble glisser sur le goudron, tellement elle paraît frêle, diaphane. Pas très japonais: on se serre la main, tandis que sans même y réfléchir, j'amorce une courbette maladroite de mon mètre 85. Mais c'est le Japon qui rentre...

Today's Levitation” © Natsumi Hayashi, courtesy MEM, Tokyo

Notre rencontre c'est un peu le genre "l'Ours et la Poupée", si vous voyez la référence cinéma. Moi qui aurait plutôt les deux sabots dans la glaise, j'ai en face de moi une pure légèreté qui, grâce à une technique très pointue, arrête son temps, en l'air, dans des situations de la vie de tous les jours soudainement surréalistes.

Depuis un an, cette trentenaire à la timidité attendrissante a entrepris un étonnant projet: une sorte de journal intime au quotidien, "Lévitation d'aujourd'hui", mis en photos prises par son complice Hisaji Hara.

Et toujours, toujours au-dessus du sol. Mystérieuse obsession de vouloir s'arracher du monde, de ne jamais atterrir, invitant le visiteur de son étrange monde à une curieuse envolée, une persistance rétinienne, quelquefois plus dérangeante que belle d'ailleurs. Ainsi cette photo où elle a le corps arqué, tendu à faire mal avec la tête renversée en arrière, comme si elle venait d'être fauchée de plein fouet par une balle. Je pense immédiatement à l'incroyable cliché de Capa pendant la guerre civile espagnole. Là c'était du vrai, tandis que elle travaille l'illusion.

Autre moment capturé où on la voit de face, entre deux porte-manteaux avec du linge qui sèche: l'illusion pousse l'imagination à penser qu'elle aussi est accrochée à quelque chose, par quelque chose.

Today's Levitation” © Natsumi Hayashi, courtesy MEM, Tokyo

Illusion est le maître mot de son parcours. C'est sans doute pour cela que, tel un magicien qui ne veut jamais dévoiler ses "trucs", Natsumi ne veut surtout pas être photographiée ou filmée, je dirais presque "capturée" les pieds au sol, le corps collé à une chaise. Comme si cela allait rompre le charme, briser son rêve obstiné d'apesanteur, lui rendre son enveloppe charnelle.

Mais ce bel ectoplasme est bien réel et en plus il a une voix.

Elle qui s'acharne à se figer muette sur papier glacé, finit par parler d’elle. Avec une retenue toute japonaise ponctuée de petits rires cristallins, avec chaleur de sa mère qui "n'a pas toujours compris" son idée, avec passion et un peu de méfiance de la société japonaise qu'elle "ne juge pas".

Sur son blog, elle offre d'étonnants instants suspendus de sa vie quotidienne à 20/30 centimètres du "plancher des vaches". Et que l'on peut voir en relief, sans lunettes.

Today's Levitation” © Natsumi Hayashi, courtesy MEM, Tokyo

L'effet est saisissant, limite troublant parfois. Natsumi n'est bien sûr pas la seule à suspendre son vol, d’autres l’ont fait à travers le monde, mais elle se met tellement en scène qu'on en oublie le saut, la préparation, la concentration.

Et il en faut de la maîtrise de soi pour donner l'illusion qu'on téléphone d'une cabine publique avec une main sur le clavier à touches et le combiné collé à l'oreille, le tout en l'air avant d'atterrir une fraction de seconde plus tard.

Au moment où l'appareil déclenche au 1/500ème de seconde, Natsumi a les yeux noirs dans le vague tournés vers un lointain quelque part. Pour ne pas trahir sa "condition newtonienne" et encore renforcer l'illusion, elle ne regarde jamais vers le sol.

Today's Levitation” © Natsumi Hayashi, courtesy MEM, Tokyo

Figée dans l'espace et pourtant le mouvement et la vie sont là. "Dans mes photos le temps ne s'arrête pas, même si je suis immobile. Le temps inclut du mouvement et de l'immobilité, on ne peut pas les séparer".

Etrange sérénité pour quelqu'un qui se rappelle d'elle-même comme d'"une gamine hyper-active". "Je touchais à tout. Dès qu'il y avait un bouton sur lequel appuyer, une touche à enfoncer, c'était plus fort que moi, il fallait que je le fasse. Et ma mère me disait toujours: calme-toi, tu dois être stable, garder les pieds sur terre".

C'est justement ce qu'elle a décidé de ne pas faire, pour rechercher sa part d'ombre, sa "face négative", son yin et son yang dans une foule japonaise dense à laquelle elle se frotte avec stress, par exemple dans le métro ou la gare-fourmilière de Shibuya, l'une des plus fréquentée de Tokyo.

Duels avec elle-même, auto-défis pour cette "petite fille" qui finit dans un large sourire par avouer que parfois, elle préfère la compagnie de ses chats à celle des humains.

Today's Levitation” © Natsumi Hayashi, courtesy MEM, Tokyo

Un soupçon de narcissisme peut-être, même si elle s'en défend du bout des lèvres, un brin de thérapie sans doute: Natsumi explique que son projet lui révèle "les deux faces de sa personnalité", lui permet aussi de surmonter la relation compliquée avec sa mère qui "comprend" enfin son travail et "attend la suite".

Car Natsumi n'en est qu'à la moitié de son voyage aérien, avec un premier recueil, un second à paraître.

Il y a un curieux mélange de légèreté et de gravité chez cette "petite fille sage", en apparence, lorsqu'elle évoque les manipulations des photos qui permettent "aux politiciens de montrer des images propres d'eux-mêmes mais fausses" et d'offrir des "portraits contrôlés".

"Today's Levitation” © Natsumi Hayashi, courtesy MEM, Tokyo

Elle, assure-t-elle, travaille sans retouche "ni manipulation digitale" de ses instants saisis.

Veut-elle être célèbre? "Honnêtement oui", "pour partager mes lévitations avec le plus grand nombre de gens". Aujourd'hui Natsumi, qui est déjà allé "flotter" devant le Grand Palais à Paris en novembre 2011, vend ses photos dans des galeries de Tokyo.

On se quitte, cette fois sans se serrer la main. Elle et Hisaji, son « saisisseur d’instants », m’accompagnent jusqu’à la gare, me laissant sur le quai. Je rentre à Tokyo, elle retourne dans ses « lévitations ».

Sa dernière phrase me trotte dans la tête : "si dans cent ans, quelqu'un trouve mon journal, peu importe que l'on sache que c'est moi".

A ce moment-là, pensais-je, elle sera vraiment là-haut. Et me revient le titre du premier film de Warren Betty comme réalisateur en 1978 : « Le ciel peut attendre ».