Jeu de piste pour trouver Ianoukovitch
ROSTOV-SUR-LE-DON (Russie), 2 mars 2014 - Quand on est correspondant en Russie, on est habitué aux longues attentes et aux rigoureux contrôles de sécurité avant les conférences de presse officielles. Mais en plus de tout cela, celle de Viktor Ianoukovitch le 28 février a donné lieu pour de nombreux journalistes à un véritable jeu de piste.
La prise de parole du président déchu ukrainien, invisible depuis une semaine, était très attendue. Quand l'annonce de cette conférence de presse dans la ville russe de Rostov-sur-le-Don, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière ukrainienne, tombe sur les agences de presse russes le 27 février au soir, notre premier réflexe au bureau de Moscou est de relayer l'information très rapidement. C'est ensuite que se pose la question de notre couverture: il faut absolument avoir sur place des journalistes le lendemain aussi bien pour le texte que pour la photo et la vidéo.
Viktor Ianoukovitch ne s'est plus exprimé depuis qu'il a signé une semaine plus tôt un accord historique de sortie de crise avec l'opposition, en présence de ministres européens et d'un émissaire russe. Entretemps, les événements se sont accélérés: dès le lendemain de l'annonce du compromis, le président a disparu de Kiev et l'opposition, qui a placé ses hommes aux postes-clé du pouvoir, l'a destitué et a demandé qu'il soit traduit devant une cour internationale.
Depuis, les spéculations les plus folles circulent sur son sort: a-t-il fui en Russie? Se trouve-t-il dans un hôtel de luxe de Moscou, une maison de repos haut de gamme de la banlieue de la capitale russe, chez un oligarque en Crimée, voire à bord d'un navire russe sur la mer Noire? Sa fuite a-t-elle été organisée par Moscou, lui que l'on décrit comme pro-russe mais qui entretient notoirement des relations difficiles avec le Kremlin?
Il est décidé que je partirai dès le lendemain matin par le premier vol entre Moscou et Rostov. Sur place, une seule chose est (à peu près) sûre: l'heure de la conférence, à 17H00. Reste à savoir où exactement et s'assurer d'y être inscrit. Après une première recherche infructueuse, nos collègues à Moscou apprennent qu'il faut s'accréditer auprès du service de presse du gouverneur de la région, ce qui est aussitôt fait. Mais à la mi-journée, aucune information n'a encore filtré sur le lieu de la réapparition du président désormais recherché pour "meurtres de masse" dans son pays.
Or il nous est indispensable d'arriver en avance, surtout pour la reporter vidéo Naira Davlashyan avec qui je me trouve. C'est le seul moyen pour la caméra AFP d'être bien placée pour obtenir de bonnes images de cet événement majeur qui fera la une de l'actualité dans le monde entier. Sur Twitter, nous lisons que la conférence de presse se déroulera à l'université technique de Rostov. Un journal russe confirme cette version sur son site.
Nous nous rendons sur place. Des journalistes sont déjà présents. Les étudiants sortent nombreux de l'imposant bâtiment classique, devant lequel trône une statue du cosmonaute Iouri Gagarine. Sur les portes, une affiche: les cours après 14H15 sont annulés "pour des raisons techniques", expression utilisée en Russie dès qu'on veut fermer une administration ou un commerce sans dévoiler la raison. Cela colle!
Mais à l'intérieur, les agents de sécurité ne savent rien. Et au même moment, nous recevons de Moscou l'annonce officielle du rendez-vous dans un centre d'affaires trois kilomètres plus loin. Après un saut dans le premier taxi qui veut bien s'arrêter sous la pluie mêlée de neige, nous arrivons au centre "VertolExpo", autour duquel sont déjà postés des policiers en nombre.
Il est 14H30, plus de deux heures avant le début de la conférence de presse. Nous nous approchons d'une entrée, où un homme en civil nous barre la route et nous envoie vers le hall principal. Une fois arrivés là-bas, on nous renvoie en arrière... Nous sommes alors rejoints par d'autres collègues des médias concurrents et un conciliabule s'engage entre membres en civil des services de sécurité, visiblement tendus, pour décider par où les journalistes passeront.
Finalement, après contrôle des papiers et fouille des sacs, les premiers journalistes sur place sont placés en "attente" dans une salle de conférence à la moquette rouge et aux chaises plaqué or avant qu'une des salles voisines ne soit désignée comme le lieu de l'événement. Les policiers, dont des hauts gradés, sont presque aussi nombreux que les reporters, les talkie-walkie et oreillettes des hommes en civil crépitent.
Une heure de cohue entre cameramen plus tard, tout le monde est installé face à une table sur fond de drapeaux ukrainiens bleus et jaunes. Viktor Ianoukovitch, costume sombre et lunettes sur le nez, s'installe aux côtés du modérateur, un responsable de l'agence de presse officielle Itar-Tass. La prise de parole du président d'Ukraine, devenu fugitif solitaire, peut commencer...
Germain Moyon est correspondant de l'AFP à Moscou.