Je vais te revoir après la guerre
Jérusalem/Bande de Gaza - Tout s'est précipité en quelques heures. Vendredi 7 mai à Jérusalem, après le coucher du soleil, nous étions à plonger nos doigts dans les feuilles de vigne farcies roulées à la main, à remplir nos assiettes de fattoush, de viande et de riz parfumés à la cardamome lorsque nos messageries WhatsApp se sont affolées: tensions à al-Aqsa!
Cela faisait des semaines que des manifestations nocturnes à Jérusalem-Est sur l’Esplanade des Mosquées rythmaient les nuits du photographe Ahmad Gharabli. Nous étions déjà sur les rotules, ce vendredi soir, le dernier du mois de jeûne du ramadan, et la promesse d'un narguilé après le repas, du calme sous l'abricotier à parler de la vie était le seul horizon envisagé. Mais le calme était rompu à chaque instant et Ahmad, épuisé, s'est levé et a lancé: je fonce à al-Aqsa !
On s'attendait à des manifestations musclées, à quelques blessés, mais pas à ce qui allait suivre. Dans la nuit, les bilans des heurts entre Palestiniens et la police israélienne sur l'esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l'islam, point de départ de la deuxième Intifada, ont été très lourds. Le lendemain, samedi 8 mai, le Croissant-Rouge palestinien rapportait au moins 205 Palestiniens blessés, dont plus de 80 hospitalisés, en grande majorité sur l’esplanade. La police israélienne faisait état de 18 blessés dans ses rangs.
Lundi 10 mai, tout a vrillé. Tout. “Guillaume, il y a des +clashs+ à al-Aqsa, il y a des blessés tout autour”, m'a dit Ahmad en me tirant de mon sommeil au petit matin. 100, 200, 300, 400, 500 blessés selon les secouristes. Sur notre fil, les alertes se succédaient. Les hôpitaux débordaient en ce “Yom Yerushaleim”, “Jour de Jérusalem”, marquant selon le calendrier hébraïque la prise de la partie orientale de la Ville Sainte par Israël il y a plus d'un demi-siècle.
Des milliers de jeunes juifs convergeaient vers la Vieille Ville et la crainte d’une escalade après les heurts les plus importants depuis des années à Jérusalem, était omniprésente. La ville retenait son souffle. Et puis en fin de journée, au loin, dans la bande de Gaza, le mouvement islamiste Hamas est entré dans la danse.
Vers 17H00, le Hamas a lancé un ultimatum à Israël, lui intimant de retirer ses forces de l'Esplanade des Mosquées dans l'heure. A 18H00, les sirènes se sont mises à hurler dans le sud d'Israël et à Jérusalem, cette ville symbole des trois grandes religions monothéistes située à une centaine de kilomètres seulement de Gaza, épargnée par les trois guerres entre le Hamas et Israël.
Dans le sud israélien, les roquettes ont commencé à pleuvoir, interceptées pour la plupart par le bouclier anti-missile "Dôme de Fer". Celles qui ont échappé à la défense anti-aérienne ont abouti dans des champs ou se sont abattues sur des maisons.
Pendant les jours qui ont suivi, des centaines de roquettes ont continué à foudroyer le ciel, alors que des milliers de Palestiniens manifestaient encore en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Des villes “mixtes”, peuplées d’arabes israéliens et de juifs, se sont embrasées. A Lod, près de Tel Aviv, des habitants ont incendié la synagogue, en riposte à la mort d’un père de famille arabe, tué par balle lors de heurts.
Après l’attaque du Hamas, Israël a répliqué dès la nuit du 10 au 11 mai. Se dirigeait-on vers une escalade de 48 heures comme les deux camps en ont l'habitude? Ou vers une nouvelle guerre, la quatrième guerre de Gaza ?
“J'ai quitté la maison, je suis allé au bureau, car nous y filmons en direct les frappes depuis la terrasse”, raconte Yahya Hassouna, le reporter vidéo de Gaza. “Ma femme m'appelait en pleurs. Je lui ai dit: je vais te revoir après la guerre (...) mais je ne voulais pas lui dire que j'étais sur le terrain, dans les hôpitaux, là où les bombes sont tombées. Le plus difficile pour un journaliste à Gaza, c'est la pression de la famille”.
“Mes parents, que je n’ai pas vu pendant dix jours, m'appelaient sans cesse: sois prudent, ne va pas dans des zones dangereuses, essaie de dormir, me disaient-ils. Et je répondais: tout va bien, je suis heureux. Ils savaient bien pourtant, eux qui vivent dans le centre de Gaza que ça bombardait de partout, ils entendaient, comme moi, les bombardements. Et ma femme m'implorait de rentrer à la maison”.
Le photographe Jack Guez a lui quitté les siens pour passer ses jours et ses nuits à Ashkelon, une ville israélienne proche de la bande de Gaza à laquelle le Hamas avait promis “un enfer”.
“C’était vraiment très intense. J’étais à l’hôtel, mais vu le nombre de bombardements et d’alertes à la roquette, impossible de fermer l'oeil. Tu entends les +boom+ et tu te dis,c’est bon ça n’a pas touché l’hôtel, pas cette fois-ci. Mais j’aurais très bien pu être victime d’une roquette dans ma chambre d’hôtel”.
Dans cette ville de près de 150.000 habitants, deux femmes ont été tuées, et une trentaine de personnes blessées dans la seule journée, du 11 mai.
“Au volant, j’ai pendant onze jours oublié ma ceinture de sécurité, poursuit Jack Guez: histoire de pouvoir m’extirper rapidement de la voiture en cas de besoin car j’ai toujours en mémoire l’image de mes amis d’AP et Reuters qui, par le passé, ont pris un missile en pleine voiture".
“C’était bien plus intense que lors des précédentes guerres que j'avais couvertes: dans le passé, il m’est arrivé d’entendre le sifflement simultané de trois, quatre, cinq, six roquettes… mais là je me suis retrouvé littéralement sous des dizaines de roquettes. Par moments, le ciel semblait blanc tant elles étaient nombreuses, et je ne savais plus si je devais travailler ou me protéger. A une reprise, un débris est tombé sur mon épaule. Ces onze jours de guerre m’ont bien plus marqué que les quatre guerres précédentes”.
“J’ai de la famille aux premières loges, dans une ville proche de Gaza. Alors dès que j’entendais une alerte concernant cette ville ma priorité était d'abord d’appeler mes gosses”, confie aussi Jack Guez.
Avant “les attaques visaient un territoire très petit, le long de la frontière avec Gaza, les localités de Sderot et Ashkelon… Cette fois les roquettes atteignaient le nord de Tel Aviv, où j’ai ma famille”, témoigne aussi le vidéojournaliste Nir Kafri.
“Au début de la guerre avec ma femme, nous devions rendre visite à des proches pour présenter nos condoléances, un deuil non lié à la guerre. Nous avons laissé nos filles à la maison. Sur la route, nous avons entendu les sirènes à la radio, qui égrenait aussi la liste des localités visées. Soudain ma femme a baissé la vitre de la voiture et m’a dit: j’entend les sirènes dehors ! Ce n’est pas la radio, il y a des roquettes tout autour de nous ! Nous nous sommes arrêtés, et là mes filles ont téléphoné. C’était comme un film de terreur, elles ne savaient pas quoi faire”.
Pendant ces onze jours, outre Nir Kafri et Jack Guez, une douzaine de photographes, reporters et vidéastes ont été mobilisés à Jérusalem, à Tel-Aviv, dans le nord du pays près de la frontière libanaise. Non sans danger parfois, car le "Dôme de Fer", avait beau intercepter des roquettes, il arrivait parfois que des débris tombent aussi ici et là, voire qu'une roquette ne fasse irruption dans leur ville.
Guerre 360 degrés
Dans les guerres, souvent, les journalistes vont au front, puis rentrent le soir à l'hôtel, ou chez eux, selon s'ils sont parachutés ou vivent sur place. Il y a donc le front et l’arrière et aussi parfois le ciel, avec les frappes aériennes. Mais Gaza c'est une guerre à 360 degrés.
Dans ce territoire enclavé, il n'y pas de position de repli. Pas d'avant, pas d'arrière. Uniquement la guerre tout autour, dans le ciel, et jusque sous terre avec les labyrinthes de tunnels du Hamas. Les journalistes de Gaza n'ont pas leurs familles au loin, protégées, immunisées. Elles vivent sous les bombes comme eux, donnant lieu à une intense conciliation famille-travail-bombardements.
“Aucun lieu n'était sûr. Ma famille vivait dans l'angoisse permanente, il fallait se rassurer à chaque heure. Cette peur, cette anxiété se mélangeaient à mon sens des responsabilités: il fallait que j'accomplisse mon travail de journaliste”, souligne Adel Zaanoun, reporter émérite qui répond en règle générale “double tamam”, doublement bien, lorsqu'on lui demande comme il va. Même, par réflexe, pendant la guerre.
“Au 7e jour, c'était le moment le plus difficile, lorsqu'un raid israélien a détruit la maison d'un voisin et que la mienne a été endommagée. Ma femme et mes enfants ont dû quitter les lieux”, poursuit-il. Des murs au rez-de-chaussée ont été éventrés, des vitres ont éclaté. La maison du voisin, qui avait reçu un appel de l'armée israélienne pour l'avertir de quitter les lieux, n'était plus qu'un tas de gravats entremêlés de souliers, vêtements et jouets.
Quand la guerre a commencé Sakher Abou El Oun, le doyen du bureau, était déjà en deuil: il avait perdu son seul fils, Madhat, 13 ans, emporté par la maladie. Il était donc chez lui, en famille. “Les bombes pilonnaient mon quartier, al-Rimal, et nous vivions dans le fracas des bombardements qui faisaient trembler nos murs. L'anxiété était à son comble. Je n'ai pas honte de le dire: nous avons tous pris des sédatifs. Plusieurs maisons ont été prises pour cible, juste à côté de la mienne, il y a eu de nombreux morts parmi mes voisins”.
Las de ronger son frein chez lui, Sakher a repris le travail en pleine guerre pour aider ses collègues, et écrire un reportage sur son quartier détruit, puis un autre sur les enfants traumatisés. Dans son texte, il évoque ce gamin, copie quasi carbone de son fils décédé, qui répète: “Ana khaïf, ana khaïf, ana khaïf”. “J'ai peur, j'ai peur, j'ai peur”....
En temps de guerre, voir des enfants en détresse suscite de vives réactions comme pour Mahmud Hams, photographe rompu aux terrains hostiles.
“Quand on va à la morgue et on y trouve des enfants, on pense aux siens. J’en ai vu un qui s’y rendait aussi. Quelqu'un lui a crié: ton père est mort. Le gamin ne le savait pas. Il a répondu: quoi?? Les larmes me sont montées aux yeux. Il m'arrive de pleurer en reportage mais j'essaie de le cacher, de rester professionnel. Mais j’ai aussi réalisé que c’est parfois nécessaire, tout contenir n'est pas une bonne chose. Nous sommes des humains, pas de la glace. Nous nous rendons dans les hôpitaux, nous allons là où il y a eu des bombardements, et nous constatons quand les gens sont extirpés vivants ou morts des gravats”.
Mohammed Abed, aussi habitué aux grands honneurs du photojournalisme, avait pleuré “une fois” pendant la guerre de Gaza, en 2014, dans la salle d'opérations d'un hôpital où un chirurgien traitait Yamin, un petit grand brûlé âgé de trois ans, seul survivant d'une frappe ayant fauché 20 membres de sa famille. Cette fois, il a pleuré deux fois. “J'ai pris la photo d'un jeune sur la rue Wehda qui cherchait des membres de sa famille dans les ruines, il s'était accroupi, la tête penchée sur les décombres et il criait: Maman, Maman. J'ai pleuré. Et j'ai encore pleuré lorsque ma fille m'a appelé. Elle, qui suit tout ce qui se passe via les réseaux sociaux, et m'envoyait sans cesse des messages pour me dire qu'elle avait peur, et j'avais peur pour elle”.
- La tour Jala -
Le samedi 15 mai a peut-être marqué un tournant dans cette guerre-éclair. Au bout du fil à Gaza, Adel m'appelle. “AP et Al-Jazeera ont reçu l'ordre d'évacuer leur immeuble. Ils ont une heure pour quitter les lieux”. Les minutes défilent. Les reporters de l'agence américaine et de la chaîne qatarie emportent caméras et laptops et se précipitent à la sortie de l'immeuble, la tour “Jala”.
Devant ce bloc de béton s'étirant sur plus d'une dizaine d'étages, s'agglutinent des reporters présents dans la bande de Gaza, restée fermée aux journalistes étrangers pendant la durée des affrontements, pour filmer la scène. Boom, boom. L'édifice s'écroule comme un Jenga géant. Une idée émerge rapidement des journalistes à Gaza: héberger AP et Al-Jazeera. Les équipes se connaissent, s'apprécient. Le téléphone s'active entre Gaza, Jérusalem, Doha, Paris et New York. Et un appel est particulièrement critique: celui avec Ahmed Eissa, technicien du bureau de Gaza. La destruction de la tour où logeaient AP et Al-Jazeera, accueillait aussi des antennes clés pour la connexion internet.
“La tour Jala est située juste à côté de chez moi. Quand l'avertissement est tombé, je devais rentrer chez moi pour m'occuper de mes enfants, de ma femme, de ma mère et de mon père, qui vivent dans le même immeuble que le mien. Mais je ne pouvais y aller: je savais que si la tour s’effondrait nous aurions un désastre au bureau car on serait privé d'internet”, témoigne Ahmed Eissa.
J'ai appelé mes proches et leur ai démandé d'ouvrir les fenêtres de l'appartement pour éviter qu'elles n’éclatent sous la pression de la déflagration. Je leur ai dit de partir, le plus loin possible. J'ai tendance à prévoir le pire. J'avais déjà mis en place au bureau un système de +back-up+ informatique en cas de crise. Nos deux premières liaisons internet ont sauté alors j'ai basculé sur la troisième et contacté notre fournisseur pour qu’il renforce le débit de cette unique connexion. Le soir même, AP, Al-Jazeera et l’équipe de l’AFP étions capables de diffuser en direct du bureau de l'AFP”.
Vendredi 21 mai, avec le cessez-le-feu après 11 jours de bombardements sans répit sur Gaza, et 4.300 roquettes tirées sur le sud d'Israël, un semblant de normalité a repris, de quoi, aussi, mesurer les dégâts.
La guerre a tué 260 Palestiniens, dont plus d'une soixantaine d'enfants et d'adolescents et de nombreux combattants, selon les autorités locales. En Israël, 13 personnes ont été tuées, dont un garçon de six ans et une adolescente, selon les secouristes.
A Gaza, un millier d'immeubles a été détruit, et des millions d'âmes, elles, semblent avoir pâti. “C'est comme si tous les bombardements aériens de la guerre de 2014 (50 jours) s'étaient condensés en 11 jours”, note le journaliste vidéo Yahya Hassouna.
Après la guerre pourtant, “ma femme m'a pris dans ses bras et m'a dit allons célébrer l'aïd”, fête marquant la fin du ramadan, qui a débuté à Gaza avec dix jours de retard.
Après le déluge de feu, vient la reconstruction, mais sans armées de “psy” sans doute nécessaires. “Après la guerre de 2014, il m'arrivait d'avoir des mauvaises passes, de pleurer. Et lorsqu'il y a des escalades militaires, des guerres éclairs, je suis de mauvaise humeur parce que les guerres passées se télescopent”, confie Mahmud Hams. Mais c'est une erreur de dire au docteur tout va bien, tout va bien pour moi, il faut au contraire parler”.
Récit de Guillaume Lavallée, avec nos journalistes en Israël et à Gaza. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris