Je n'avais jamais vu un militaire pleurer
Luis Robayo, 31 ans, est correspondant de l’AFP dans la vallée de Cauca, région tumultueuse du sud-ouest de la Colombie. Il a obtenu le 29 octobre le prix de journalisme Simón Bolívar, le plus prestigieux du pays, pour cette série de photos d’une révolte des indigènes Nasa en juillet 2012.
CALI (Colombie), 29 oct. 2013 – Cela faisait une semaine que je couvrais la « Minga ». Chez les indigènes colombiens, ce mot signifie un travail collectif. Mais il peut aussi désigner une révolte. J’avais passé plusieurs nuits dans le village de Toribío, entre Cali et Popayán. Ce 17 juillet 2012, vers six heures du matin, je me suis mis en marche vers le sommet du mont Berlín. Il y avait là un poste militaire que la communauté Nasa s’était juré de déloger.
Toribío portait encore les séquelles des attaques de la guérilla qui, quelques jours plus tôt, avaient fait huit blessés. Après cet événement, les Nasa excédés avaient demandé publiquement le départ de leur territoire aussi bien des forces de l’Etat que des guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), et que la tâche d’assurer la sécurité soit confiée à une garde indigène.
Ils se plaignaient d'être pris en tenaille entre les militaires et les FARC qui, depuis cinquante ans, s’affrontent en Colombie, un conflit qui a fait des centaines de milliers de morts.
Les indigènes avaient lancé un ultimatum. Ils ont commencé par détruire les tranchées situées dans les rues du village, pendant qu’un autre groupe encerclait le mont Berlín, au sommet duquel se trouvaient des antennes de télécommunications surveillées par l’armée.
Après deux heures de marche, je suis arrivé à bout de souffle au sommet de cette montagne haute de 2.250 mètres. Les indigènes affluaient massivement. Ils n’avaient, pour toute arme, que leurs bâtons de marche mais ils ont ordonné aux militaires de quitter les lieux, ou bien ils les expulseraient par la force.
Voulant éviter l’affrontement, les militaires commençaient à rassembler leurs affaires quand ils ont reçu l’ordre de rester sur place. Une échauffourée a éclaté. Les indigènes poussaient les militaires pour les chasser. Quelques soldats ont tiré en l’air. Les indigènes ont riposté en leur lançant des pierres.
Un sergent, Rodrigo García, résistait tant bien que mal aux manifestants qui tentaient de le déloger. Soudain, je l’ai vu s’asseoir, porter les mains à son casque et éclater en sanglots. Je n’avais jamais vu un militaire pleurer et j’ai tout de suite pensé que cela pouvait faire une bonne photo. Je suis resté près de lui pendant que les manifestants le poussaient et le tiraient. Il a été le dernier à quitter les lieux, en regardant en arrière…
Quand je suis rentré au village de Toribío, au coucher du soleil, un groupe de collègues m’attendait. Déjà, ma photo était devenue virale sur les réseaux sociaux.
Devenu célèbre grâce à mon image, le sergent Rodrigo García s’est par la suite expliqué dans les colonnes du quotidien Tiempo. «Ce n’était pas de la rage, ni de la peur. C’était de l’honneur. Je pleurais parce que je ne comprenais pas pourquoi une communauté que je protégeais, pour laquelle je risquais ma vie, m’humiliait de cette façon, en nous expulsant ainsi, mes hommes et moi».
Dès le lendemain, les militaires ont repris le mont Berlín et depuis, ils y restent. Au cours de ces journées de révolte, les Nasa ont aussi capturé quatre membres indigènes de la guérilla et les ont châtiés publiquement à coups de fouet, pour avoir « brisé l’harmonie et les énergies » et avoir mis en danger leur propre peuple. Dans les trois mois qui ont suivi, au moins vingt-quatre membres de la communauté Nasa ont été assassinés dans la région.