Histoire de deux crises
ATHENES, 5 juin 2012 - « C’est bien que tu viennes à Athènes », m’a dit un collègue. « Comme ça tu peux comparer les deux crises ! »
Correspondant à Madrid, j’avais été envoyé en Grèce pour couvrir les événements entre les deux élections législatives convoquées dans l’urgence. Ce qui me valait d’être bombardé de questions sur les similitudes et les différences entre les deux grands foyers de la crise en zone euro.
L’Espagne et la Grèce, du moins vus depuis l’étranger, avaient déjà beaucoup de choses en commun avant la crise. Tous deux sont des pays d’Europe du sud plébiscités par les estivants du nord de l’Europe. Tous deux souffrent du cliché de laxisme financier « typiquement méditerranéen ». Et ces derniers temps, les deux pays semblent se battre pour faire la une des journaux. Pendant que j’étais en Grèce, les journalistes ne cessaient de se poser la question : lequel des deux événements surviendra le premier, le départ de la Grèce de la zone euro, ou bien le sauvetage par l’Etat des banques espagnoles ?
Alors, est-ce que ça ressemble à l’Espagne, ici ? C’était l’une des premières questions que les gens me posaient, aussi bien au bureau que pendant les dîners aux terrasses des restaurants à Exarhia, le vieux quartier « anarchiste » d’Athènes recouvert de graffitis mais qui a aujourd’hui un petit côté branché. A chaque fois, je me grattais la tête et je marmonnais quelque chose sur le fort taux de chômage dans les deux pays. Mais à trois semaines de la prochaine élection en Grèce, la réponse n’était pas évidente. En Espagne, ce sont les chiffres qui marquent le rythme de la crise. Des chiffres énormes : des millions de chômeurs, des milliards d’euros engloutis pour sauver les banques. En Grèce, les chiffres sont devenus tellement surréalistes que cela fait des mois que les gens ont cessé de leur accorder de l’importance.
Un ancien Premier ministre l’a dit : si la Grèce cesse de recevoir l’aide internationale, l’Etat arrêtera de payer les salaires des fonctionnaires et se retrouvera dans le rouge d’ici fin juin avec un déficit d’un milliard d’euros. « On est en pleine schizophrénie », m’a dit un jeune Grec employé dans la fonction publique. « Mon travail consiste à réduire la pension de retraite de mon propre père ». Selon lui, le travail du gouvernement grec revient à « essayer de renflouer le Titanic à l’aide d’un seau percé ».
On peut toujours trouver quelqu’un de plus à plaindre que soi. Après avoir couvert les effets de la récession en Espagne depuis plusieurs mois, j’en suis venu à penser que pour un Espagnol, ce quelqu’un est un Grec. Certes, le taux de chômage en Grèce est un peu moins élevé qu’en Espagne, où il a dépassé les 24%. Mais l’économie du pays est beaucoup plus fragile et petite (elle ne représente que 2,5% du PIB européen contre 12% pour l'Espagne). Sa situation politique est beaucoup plus confuse. Et les émeutes, lorsqu’elles éclatent, sont beaucoup plus sanglantes.
La comparaison a perdu toute signification vers le milieu de mon séjour à Athènes, par ce qui ressemblait à un dimanche tranquille, quand Christine Lagarde est devenue l’événement du jour. La directrice du Fonds monétaire international s’est transformée en cible de toute la colère et de toutes les frustrations des Grecs quand, citée par un quotidien britannique, elle a invité les Grecs à « s’entraider collectivement » en « payant tous leurs impôts », et s’en est pris à « tous ces gens qui essaient tout le temps d'échapper aux taxes ». « Je pense plus à ces jeunes enfants dans un petit village du Niger qui vont deux heures par jour à l'école, partageant une chaise pour trois, et qui rêvent d'avoir une bonne éducation. Je pense à eux tout le temps. Car j'estime qu'ils ont encore plus besoin d'aide que les gens à Athènes », a-t-elle ajouté.
Les quolibets des Grecs ont inondé sa page Facebook, patiemment traduits (y compris les plus obscènes) par mes collègues du bureau d’Athènes. Certains nous ont surtout fait rigoler mais d’autres étaient touchants. Nous payons nos impôts, disaient-il pour la plupart. Ce sont les gros revenus qui ne les paient pas.
Ce qui semblait blesser les Grecs, c’était de se voir traiter collectivement de fraudeurs alors que ceux qui payent leurs impôts reçoivent très peu en échange, de la part de politiciens qui s’emploient maintenant à couper dans leurs salaires et dans leurs retraites. Le point le plus sensible avait trait à l’attitude des riches et des puissants. L’appartement cossu d’un ministre, situé près de l’Acropole, est devenu une attraction touristique morbide après l’arrestation pour corruption de son propriétaire, largement perçu comme un bouc-émissaire dans la lutte contre un phénomène largement et profondément enraciné.
L’Espagne aussi compte son lot de scandales de corruption. Ils ont été l’un des détonateurs des manifestations massives à Madrid l’été dernier. Des comparaisons historiques viennent à l’esprit aussi. La Grèce a émergé de la dictature en 1974. L’Espagne en 1975. Mais les Grecs voient dans leurs problèmes de corruption politique, de clientélisme et de résistance à l’impôt des phénomènes exclusivement nationaux, symptômes d’une méfiance envers l’Etat qui remonte loin dans l’histoire. « Certains disent que cela date de l’occupation allemande », m’a dit une connaissance, une universitaire. « Je pense qu’il faut remonter à l’Empire ottoman », quand la Grèce était sous domination turque. L'histoire contemporaine du pays, marquée par une guerre civile après la Seconde guerre mondiale et le septennat de la dictature des colonels (1967-1974), est également à l'origine de cette méfiance vis-à-vis de l'Etat.
Pendant que j’étais à Athènes, les feux de l’actualité se sont braqués à nouveau sur l’Espagne. Une grande banque en difficulté devait être remise à flot et l’inquiétude grandissait. Jusqu’où les renflouements seraient-ils nécessaires ? A Athènes, après une élection en mai qui n’avait abouti à rien, les gens attendaient la suivante, le 17 juin, en se demandant nerveusement sur quoi elle allait déboucher.
Au moins, l’instabilité politique aura été épargnée aux Espagnols. Le gouvernement conservateur, en place depuis novembre, dispose d’une solide majorité au parlement. Assez pour mener à bien toutes les réformes, même les plus impopulaires.
Beaucoup de jeunes ont commencé à quitter l’Espagne, ne prévoyant aucune amélioration de l’emploi au cours des prochaines années alors que le gouvernement coupe dans les dépenses pour tenter de redresser l’économie. En Grèce, les jeunes ont la même idée, et leurs motivations sont encore plus pressantes. Is font face à un choix : voter conservateur pour continuer à voir les salaires, les retraites et les services publics fondre à vue d’œil, ou voter pour la gauche radicale, risquer de sortir de l’euro et devenir encore plus pauvres. Beaucoup de ceux que j’ai rencontrés refusaient de faire ce choix. Un jeune fonctionnaire m’a confié son intention de quitter le pays après l’élection, quel que soit le résultat. Au cours de l’année écoulée, il a connu quatre chefs. Selon lui, les politiciens ne semblent pas avoir la moindre idée de ce qu’ils font.
A Exarhia, des habitants m’ont montré l’endroit exact où un garçon avait été abattu dans la rue par la police anti-émeutes en 2008. Quelques rues plus loin se dressait un vieux cinéma noirci par un incendie provoqué lors des émeutes de février contre les coupures budgétaires.
« J’ai fait une demande de passeport », m’a dit Katerina, une designer de bijouterie de 34 ans. « Pour le cas où quelque chose de terrible se produirait ».
Roland Lloyd-Parry est correspondant de l'AFP à Madrid