Eurovision: deux chansons en Azerbaïdjan

A l’autre bout de la ville, dans un quartier de grands immeubles soviétiques vétustes et de mauvaise qualité, nous avons rendu visite à des grévistes de la faim. Ils exigeaient la libération de leurs amis et parents, prisonniers politiques. Nous, journalistes internationaux, étions leur seul espoir, nous ont-ils dit. Et il ne nous a fallu qu’une brève course en taxi depuis le Palais de Cristal pour tomber sur une manifestation pacifique sur le front de mer, au cours de laquelle la police a chargé et arrêté plusieurs participants, y compris un homme identifié par des passants comme étant un photographe d’un journal d’opposition.

L’Azerbaïdjan, contrairement à la plupart des autres pays participants, a considéré l’Eurovision comme une question de prestige national plutôt que comme une simple compétition kitsch de musique pop. Les autorités ont été heureuses de dépenser sans compter pour en jeter plein les yeux des visiteurs: les jeux de lumières sur les gratte-ciels, les buissons sculptés en forme de logo de l’Eurovision 2012, les presse-papiers de verre renfermant des gouttes de pétrole brut gracieusement offerts aux journalistes... La Fondation Heidar Aliev, du nom du président qui avait dirigé l’Azerbaïdjan d’une main de fer de 1993 jusqu’à sa mort en 2003, dirigée par la première dame Mehriban Alieva, a publié des livres en papier glacé faisant la promotion que la culture azérie de la cuisine aux tapis, et les a distribués gratuitement dans le centre de presse. Les concurrents aussi ont été traités comme des rois. Leurs délégations occupaient des étages entiers de l’hôtel le plus cossu de la ville, le Hilton, surplombé par un bar panoramique tournant avec vue spectaculaire sur la ville et la mer Caspienne.

Ce concours de l’Eurovision était sans doute mal engagé depuis le départ, quand les organisateurs (et les journalistes) ont accepté sans broncher de se plier aux règles d’entrée sur le territoire de l’Azerbaïdjan. Des règles clairement politiques, malgré le caractère neutre et artistique de la compétition. L’Azerbaïdjan interdit l’entrée sur son sol de tous ceux qui se sont rendu « sans permission » au Haut-Karabakh, une région occupée par des séparatistes arméniens soutenus par Erevan depuis une guerre sanglante dans les années 1990. Notre correspondant AFP basé à Tbilissi, en Géorgie, était dans ce cas et a donc été exclu de facto du voyage. Plus tard, notre reporter vidéo, de nationalité russe mais qui porte un nom arménien, s’est mystérieusement vu refuser l’accréditation. Elle a été la seule d’entre nous à ne pas l’obtenir.

Ceux qui ont pu entrer en Azerbaïdjan ont été accueillis à bras ouverts à l’aéroport, gentiment aidés à remplir les formulaires d’immigration par des volontaires parlant anglais et conduits jusque dans le centre-ville de Bakou par des taxis gratuits. Tout, sur la route entre l’aéroport et la ville, ressemblait à une vitrine : des jardiniers tondant soigneusement les pelouses sur le bas-côté aux gratte-ciels spectaculaires, en passant par le Centre d’art Heidar Aliev, conçu par la célèbre architecte irako-britannique Zaha Hadid.

Pour les journalistes qui logeaient dans le centre de Bakou, que ce soit dans la vieille ville romantique ou dans le building de verre bleu du Hilton, il était tentant de se laisser séduire par cette vision d’un Azerbaïdjan dynamique et glamour et d’ignorer les côtés sombres du pays. Comme nous, beaucoup de médias occidentaux et de journalistes indépendants locaux ont couvert les manifestations d’opposants. Mais une grande partie des quelque 1.500 journalistes accrédités sont restés retranchés dans le centre de presse du Palais de Cristal. Ce dernier, à l’approche de la finale du concours, a été pris dans une ambiance de plus en plus enfiévrée : drapeaux nationaux fièrement posés sur les tables, journalistes qui dansaient la conga pendant la chanson de la Turquie (un pays très aimé en Azerbaïdjan)… Beaucoup de journalistes étaient bien décidés à couvrir le concours et rien d’autre, et prenaient cette mission très au sérieux. En sortant du Palais de Cristal pour me rendre à une manifestation, j’ai demandé à une consœur si elle voulait partager un taxi avec moi. « Non ! » a-t-elle rétorqué sur un ton cassant.

A l’AFP, nous avons eu la chance d’avoir une vision de l’Azerbaïdjan un peu plus proche de la réalité quotidienne. Grâce à un changement de dernière minute des organisateurs, qui avaient centralisé les réservations d’hôtel et attribué d’office les chambres aux journalistes accrédités, nous nous sommes retrouvés dans un établissement situé assez loin du centre. Dans notre rue, il y avait des artisans barbiers qui faisaient sécher leurs serviettes humides à l’extérieur, une circulation anarchique et des blocs d’appartements aux balcons murés pour être transformés en chambres d'appoint...

Chaque jour, nous empruntions l'avenue Heidar Aliev, avec ses façades de pierre à l’allure très soviétique. Le nom du défunt président de l’Azerbaïdjan ornait également les accès aux passages piétonniers souterrains dans le centre-ville, incroyablement luxueux et équipés pour certains d’escalators en plein air. Avec sa situation imprenable, à la fin d’une jetée s’avançant dans la mer Caspienne, le Palais de Cristal aurait pu tout aussi bien être équipé de douves et d’un pont-levis. Des navettes des forces spéciales d'élite naviguaient tout autour. Le soir de la finale, un hélicoptère décrivait des cercles dans le ciel au-dessus du bâtiment. Avant de pénétrer dans le centre de presse où les attendaient un immense assortiment gratuit de kebabs, gâteaux au miel, thé au thym et boissons locales à base de lait, les journalistes devaient subir des contrôles de sécurité encore plus stricts que dans un aéroport.

Au final, je n’ai assisté qu’à un seul incident. Après la seconde demi-finale, un journaliste a insisté sans succès auprès de Loreen, la concurrente suédoise et future gagnante de la compétition, pour qu’elle commente sa rencontre avec des activistes de l’opposition. Juste à ce moment-là, une effroyable odeur d’égout a commencé à se répandre dans la salle. Le modérateur de la conférence de presse a réprimandé le journaliste pour « gâcher l’excellente atmosphère » par sa question, s’attirant les huées de l’assistance, mais déjà les reporters quittaient les lieux à toute vitesse, incapables de résister aux relents pestilentiels engendrés par je ne sais quel accident de plomberie (la fosse septique du Palais de Cristal avait-elle choisi ce moment précis pour déborder ? Je ne le saurai jamais…)

Anna Malpas est une journaliste de l'AFP basée à Moscou.