Haka au pays du haïku

TOKYO, 6 nov. 2013 - C’était un rêve de gosse : voir les All Blacks en live, pour de bon. Je n’avais jamais eu l’occasion de vibrer en écoutant, en voyant en vrai cet extraordinaire haka. Ce songe est devenu réalité le 2 Novembre, lors d’un match à Tokyo contre le modeste Japon, le pays du haïku, ces poèmes très courts qui fascinent par leur épure.

Bien sûr j’étais « devant le poste » en 1999 pour une demi-finale historique de Coupe du monde entre la France et les Blacks qu’on avait gagnée 43-31, et encore devant le petit écran en 2007, cette fois pour un quart entre les mêmes, et que la France avait aussi gagné dans la douleur 20-18. 

Mais là, je ne pouvais pas rater ça. Aucune excuse.

Même si le résultat ne faisait aucun doute, Japon-Nouvelle Zélande, ça a de la gueule : l’ogre et le petit poucet, île contre île, deux bouts du monde secoués par des séismes en 2011.

Francis Saili, des All Blacks, pendant le match contre le Japon (AFP / Kazuhiro Nogi)

Bien sûr les Japonais sont surtout fans de baseball - le « yakkyu » - et de football, mais je ne savais pas qu’il y avait aussi des dingues du ballon ovale.

Coup d’envoi au stade Chichibunomiya à 14H00. Je suis arrivé deux heures avant. Je serre mon billet dans ma poche comme une relique. Je l’apprends par cœur: tribune sud, rangée 17, siège 119. Pas une miette de l’avant et de l’après ne devait m’échapper. Et ILS étaient là ! sur la pelouse en train de s’échauffer. Et moi de me réchauffer car le ciel était gris froid. En contrebas, à 20 tout petits mètres, Dan Carter, Richie McCaw et leur bande. Pas écrasés par la télé, ils sont comme des géants.

13H45 les deux équipes sortent du tunnel, drapeaux en tête. Le stade est plein comme un œuf. Les hymnes : le God defend New Zealand, chanté en maori a capela par une femme, monte dans le ciel laiteux, lui répond peu après une autre voix de femme pour le Kimi ga yo, le chant national japonais sublime de lenteur.

Et voilà le moment que j’attendais : le haka.

Ironie cruelle pour le pays hôte : le mot haka signifie « tombe » en japonais. Le vaillant XV nippon sera d’ailleurs enterré par les Blacks 54 à 6.  Mieux tout de même que le 83-7 du Mondial 2011 et l’impitoyable 145-17 de la Coupe du Monde 1995.

Le japonais Takashi Kikutani passe le ballon pendant le match contre la Nouvelle-Zélande (AFP / Kazuhiro Nogi)

Mais peu importe le score.

Pas de chance pour moi, j’étais dans la tribune sud derrière les poteaux, et « mes » Blacks ont exécuté leur danse dans l’autre moitié de terrain. Mais finalement les 26.000 fans japonais ont fait un grand silence et j’ai pu entendre les claquement de mains sur les cuisses et les coudes, les menaces guerrières où l’on parle de la mort, la vie et du soleil. Assez japonais somme toute : on est au pays du Soleil Levant, du bushido, le code d’honneur des samouraïs.

La couleur du XV japonais est le rouge, et au coup d’envoi les tribunes du stade se sont transformées en une mer écarlate avec les milliers de drapeaux que les fans avaient apporté soigneusement roulés, non sans oublier bien sûr l’indispensable bento, ces petites boîtes repas, et un parapluie pliant. A la mi-temps (4 essais néo-zélandais) un petit crachin s’abat d’ailleurs sur la pelouse pendant que dans les tribunes les paires de baguettes s’activent.

Deuxième mi-temps: quatre autres essais, et cinq dernières minutes de folie made in Japan. Le pack nippon fait le siège de la ligne d’embut All Blacks pour finalement aplatir. La foule est rauque. Longues minutes d’attente pour l’arbitrage vidéo : essai refusé pour un pied en touche. Les supporters sont déçus, mais cela n’empêche pas bon nombre d'entre eux de jouer la 3è mi-temps, dans les izakayas voisines et dans un « british pub » stratégiquement placé à deux pas du temple du rugby japonais.

Le joueur des All Blacks Jeremy Thrush visite une école à Tokyo, le 1er novembre 2013 (AFP / Kazuhiro Nogi)

Et là, au Hub, oubliés codes et retenues typiquement japonais! C’est le rush, le ruck, une incroyable mêlée spontanée, bruyante, sauvage mais bon enfant. C’est la grande fraternisation à coup d’accolades, d’embrassades entre Japonais, Japonaises, Néo-zélandais, Irlandais, Gallois, et quelques Français égarés. La bière coule à flot, la fumée emplit le bar (eh oui, ici on peut fumer dans les bars et restaurants, mais c’est interdit dehors dans les rues).

Cernés par quatre néo-zélandais qui le dépassent de deux têtes, Kit, un petit Japonais à grosses lunettes pose sa pinte et improvise un haka dont il connait toutes les paroles par cœur. Et conformément aux instructions du Ka Mata (le nom officiel du haka) qui commande de « taper des pieds aussi fort que vous pouvez », il se met à marteler frénétiquement le plancher. Un barman, avec mille politesses, vient malgré tout lui demander d’arrêter, au plus grand regret de trois solides néo-zélandais ravis et ébahis qui du coup repayent une tournée.

La « nama » (bière pression) mousse toujours et encore quand la nuit tombe vers 17H00. Je quitte cette improbable et joyeuse fête de l’ovalie asiatique. En chemin vers chez moi je tombe sur trois Japonais, Hashimoto, Shuji et Shuji. Ils repèrent immédiatement le T-shirt du match que j’arborai fièrement. Du coup ces trois lascars, qui ont cassé leur tirelire plus d’une fois pour aller à Nouvelle-Zélande ou en France par amour du rugby, m’entraînent pour… refaire le match.

(AFP / Kazuhiro Nogi)

Jacques Lhuillery est le directeur du bureau de l'AFP à Tokyo.