Un stand de chicharrón (porc frit) à la foire gastronomique de Mistura à Lima, en 2009 (AFP / Raul Garcia Pereira)

Gourmets et cancrelats

LIMA, 18 mars 2015 – C’était l’été, et j’avais faim. Les années 1990 touchaient à leur fin et l’économie du Pérou était en plein marasme. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’à l’époque, le pays n’était pas la destination gastronomique par excellence. J’étais jeune, je venais de terminer mes études et j’étais fauché. Avec un ami, nous avions acheté des salchipapas, un casse-croûte composé de pommes de terre frites et d’une saucisse, chez un vendeur ambulant qui officiait dans une vieille caravane.

Après avoir terminé mon roboratif repas baignant dans la moutarde et la mayonnaise, j’avais senti quelque chose de gênant coincé entre mes dents. « Probablement un petit bout de charbon provenant du grill où cuisaient les saucisses », m’étais-je dit. Mais après avoir retiré le corps étranger avec mes doigts, je m’étais aperçu qu’il s'agissait, en fait, d’une dégoûtante brindille marron en forme de V garnie de poils microscopiques.

Une femme vide des poulets sur le marché central de Lima, en juillet 2010 (AFP / Cris Bouroncle)

« C’est quoi ce truc ? Ne me dis pas que c’est ce que je pense ! » m’étais-je écrié en montrant la chose à mon ami.

Il avait éclaté de rire. Car, comme je le craignais, l’objet qui m’était resté entre les dents n’était autre qu’une petite patte de cafard rôtie.

Entre le salami et le fromage, un cafard

Par la suite, mon travail de journaliste m’a amené à quitter le Pérou pendant une dizaine d’années. Maintenant je viens de rentrer au pays, et une des premières nouvelles que j’ai entendue dans les médias, c’est la fermeture temporaire, pour cause d’insalubrité, d’une célèbre chaîne de pizzerias.

La principale raison de cette sanction administrative est qu’un client s’est plaint sur les réseaux sociaux d’avoir découvert dans sa pizza, entre le salami et le fromage, un ingrédient qui ne figurait pas dans sa commande : un cancrelat carbonisé.

Un chef péruvien pendant un concours culinaire international à Lima en septembre 2014 (AFP / Ernesto Benavides)

Ce scandale a marqué le début d’une longue série. Un peu partout à travers le Pérou, des restaurants ont subi des malédictions similaires. Tout à coup, une lame de rasoir a émergé d’un pain, un morceau de gant chirurgical d’une salade, un cafard d’un cornet de glace... Dans un registre un peu différent, on a aussi trouvé une colonie de souris dans un cinéma. Tous les marchands ambulants de nourriture semblent désormais frappés du sceau de l’insalubrité. Tous leurs clients semblent avoir des réclamations d’ordre hygiénique à formuler.

Peu de temps plus tard, une société de boulangerie industrielle a dû interrompre sa production parce qu’un de ses fournisseurs n’avait pas tenu correctement son registre sanitaire. A cause de cet incident, la principale chaîne de hamburgers du pays a été privée de pain pendant une journée. Un véritable désastre national.

Stand de sandwiches au porc à la foire gastronomique de Mistura à Lima, en 2014 (AFP / Ernesto Benavides)

A l’époque où j’avais trouvé une patte de cafard coincée entre mes dents, les réseaux sociaux n’existaient pas encore. J’avais donc peu de recours à ma disposition. Aller porter plainte au commissariat n’aurait servi qu’à faire rigoler les policiers. Et si l’idée m’avait pris d’aller me plaindre auprès du vendeur, la seule indemnisation que j’aurais obtenue aurait sans doute été une salchipapa gratuite, élaborée dans les mêmes conditions d’hygiène que la précédente. En fait, ma mésaventure était tellement courante qu’elle ne pouvait intéresser personne.

Scandale national pour un insecte

Maintenant, il a suffi que quelqu’un publie sur les réseaux sociaux la photo d’un cafard trouvé dans une pizza pour déclencher une avalanche de réclamations aux quatre coins du pays, ainsi qu’un orage médiatique gigantesque. Pendant une semaine, l’affaire a fait la une des journaux télévisés. Elle a aussi constitué le sujet de ma première dépêche AFP depuis mon retour à Lima. Le scandale est tel que le ministère de la Santé a effectué des descentes dans chacune des entreprises visées. Ses inspecteurs ont examiné chaque feuille de salade, chaque fourchette.

Un plat d'arroz con pato (riz au canard), mets traditionnel péruvien (AFP / Ernesto Benavidez)

C’est qu’entretemps, le Pérou a connu sa « révolution culinaire ». L’an dernier, le magazine The Economist a même qualifié Lima de « Mecque de la gastronomie ». Sept des quinze meilleurs restaurants d’Amérique latine se trouveraient dans notre capitale, affirme le prestigieux hebdomadaire britannique. Autant dire que les cafards dans les pizzas et les lames de rasoir dans les petits pains sont devenus des  affronts intolérables. Des crimes contre l’économie nationale, dans un pays visité chaque année par trois millions de touristes dont un grand nombre cite la cuisine péruvienne comme une des raisons principales, si ce n’est LA raison principale, de leur séjour.

A mon avis, la révolution spectaculaire qu’a connue la cuisine péruvienne en quelques années a deux grands artisans.

Le chef péruvien Gastón Acurio à Paris en novembre 2014 (AFP / Miguel Medina)

Le premier artisan est un Péruvien nommé Gastón Acurio. Son père, un célèbre homme politique aujourd’hui à la retraite, l’avait envoyé en Espagne pour suivre des études de droit. Mais à la place, il avait utilisé l’argent paternel pour apprendre à cuisiner. Acurio avait poursuivi son apprentissage en France, puis il était rentré au Pérou pour ouvrir un restaurant gastronomique. Au lieu de se cantonner à la haute cuisine internationale qu’il avait apprise en Europe, il avait eu l’audace de revisiter les plats traditionnels péruviens dans sa carte. Le succès avait été foudroyant.

Un cuisinier au pouvoir ?

Aujourd’hui, Gastón Acurio a ouvert des succursales aux Etats-Unis, en Espagne et dans de nombreux pays d’Amérique latine. Il est devenu l’ambassadeur de la cuisine péruvienne. Si au Brésil, les enfants rêvent d’être comme Neymar, au Pérou les gamins rêvent d’émuler Gastón. Acurio a également ouvert des écoles de cuisine pour Péruviens pauvres. Certains le voient déjà président du pays.

Le restaurant Astrid & Gastón du chef Gastón Acuria, en septembre 2013 (AFP / Ernesto Benavides)

Le second artisan du boom de la cuisine péruvienne, c’est l’émigré. Dans les années 1990, la situation économique exécrable dans notre pays avait obligé un grand nombre de Péruviens, principalement des Péruviennes en fait, à partir travailler comme employés domestiques au Chili voisin. Ce faisant, ils avaient exporté la cuisine de leur pays : voyant leurs patrons chiliens se délecter des plats péruviens qu’ils leur préparaient, beaucoup d’immigrés avaient réalisé qu’ils détenaient une richesse nationale et beaucoup avaient ouvert de petits restaurants sur place. Aujourd’hui, on compte plus de 200 restaurants péruviens à Santiago.

Du fourneau familial au restaurant de luxe

Les Brésiliens et les Argentins adorent parler football. Les Chiliens sont incollables sur le vin. Les Péruviens, eux, ne parlent que de gastronomie. Même lorsque nous sommes au restaurant, nos conversations portent sur ce que nous aimerions manger lors du repas suivant, ou sur toutes les bonnes choses que nous avons mangées lors du repas précédent.

Le Central, un des restaurants les plus réputés d'Amérique latine, dans le quartier chic de Miraflores à Lima (AFP / Cris Bouroncle)

Dans tout Péruvien, il y a un chef ou un critique gastronomique. Tous ces plats qui, aujourd’hui, enchantent les papilles des touristes sont nés dans les fourneaux d’un modeste foyer. Nos pères ignoraient tout de l’art culinaire. Ils inventaient leurs recettes en fonction des quelques ingrédients dont ils disposaient.

« Le plat de notre cause »

Prenez la causa limeña, par exemple. Il s’agit d’une galette de pommes de terre cuites et pressées, assaisonnées au piment ají, au sel, au poivre et au jus de citron. On laisse refroidir cette galette et on la garnit, au choix, d’avocat, de légumes, de poulet, de crevettes, de poulpe ou même de crabe royal si votre portefeuille vous le permet. Selon les historiens, ce plat est né pendant la guerre d’indépendance. Des insurgés avaient rassemblé tous les ingrédients qui traînaient dans leurs cuisines afin de confectionner des plats et de les mettre en vente, de façon à récolter des fonds pour les troupes. Cela avait donné « el plato de la causa », « le plat de notre cause ».

La causa (AFP / Ernesto Benavidez)

Entre le Pérou que j’ai quitté il y a dix ans et celui où je reviens, beaucoup de choses ont changé. L’économie a décollé et le pouvoir d’achat avec lui : les centres commerciaux sont noirs de monde, on voit des voitures neuves partout dans la rue. De nos jours, beaucoup de mes compatriotes sont prêts à payer cher pour déguster un plat savoureux, mais aussi pour être tranquilles question hygiène et pour jouir d’une bonne atmosphère.

Un déjeuner chez « Tante Poison »

D’un autre côté, tout Péruvien a aussi sa Tía Veneno, sa « Tante Poison », la marchande ambulante du coin de la rue qui prépare dans des conditions d’hygiène que tout le monde ignore des plats que tout le monde mange, sans que personne ne meure. La possibilité de trouver de croustillantes surprises à pattes et à antennes à l’intérieur d’un casse-croûte acheté sur le trottoir existe encore. Mais au fond, comme m’a dit un de mes amis Brésiliens avec qui j’évoquais ce sujet, il n’y a pas de raison de se plaindre : « les cafards aussi savent ce qui est bon ».

Un stand de cebiche dans la banlieue de Lima, en mars 2014 (AFP / Cris Bouroncle)

Pour finir sur une note plus savoureuse, et puisque je vous disais que tout Péruvien a un chef qui sommeille en lui, je vais me permettre de vous montrer comment je prépare le cebiche, un des plats les plus emblématiques de notre cuisine.

Certains disent que le mot cebiche vient du quechua siwichi, qui signifie « poisson tendre ». Mais dans son livre Dios es Peruano (« Dieu est péruvien »), l’écrivain Daniel Titinger donne une autre explication. Il raconte qu’un jour, un marin anglais accosta près de Lima où un pêcheur l’invita à déguster ce plat, que l’on sert habituellement copieusement assaisonné d’ají. « Son of a bitch !» s’exclama l’Anglais la bouche en feu. Le pêcheur entendit « cebiche » et c’est de là que viendrait le nom de notre plat. Les anglo-saxons ont toujours tout inventé, c’est bien connu.

Comme j’ai longtemps vécu à l’étranger, je prépare le cebiche de façon très simple, tous les ingrédients n’étant pas toujours disponibles hors du Pérou.

Le cebiche de l'auteur :

Pour deux personnes, nous aurons besoin de :

- Deux filets de poisson blanc très frais.

- Trois citrons verts.

- Un demi-oignon émincé (de préférence un oignon rouge, mais un oignon blanc fait aussi l’affaire).

- Sel, poivre du moulin.

- En option : ají (ou toute autre variété de piment rouge), ail haché, coriandre, chips de maïs.

Presser les citrons à l'avance. Nettoyer les filets de poisson tout juste sortis du frigo et les couper en dés. Les placer dans un saladier ou un grand bol et recouvrir de jus de citron. Saler et poivrer. Mélanger le tout à l’aide d’une cuillère. Goûter le jus et rectifier l’assaisonnement si nécessaire. Ajouter l’oignon émincé. Attention : ne pas mettre trop d’oignon, il doit représenter au maximum un tiers du plat. Ajouter éventuellement l’ají et l’ail haché. Mélanger encore une fois, laisser mariner au frigo pendant cinq à dix minutes. Les Péruviens appellent le jus dans lequel le poisson a baigné « leche de tigre », le « lait de tigre ».

Pour plus d’élégance, servir ce plat dans des verres à pied, parsemé de coriandre moulu. Décorer chaque verre avec trois chips de maïs et une rondelle de citron. Voilà !

Moisés Ávila est le chef de la rédaction de l’AFP pour le Pérou et la Bolivie. Il a également été correspondant de l’agence au Chili et au Brésil. Lire la version originale de son billet en espagnol.

Un participant à la foire gastronomique de Mistura à Lima, en septembre 2014 (AFP / Ernesto Benavides)
Moises Avila