Entre bars miteux et reportages avec des inconnus
Chengannur, Etat de Kerala (Inde) -- Le bar était minable, vieillot et sentait mauvais. Mais nous étions euphoriques de l’avoir déniché. Après une journée de reportage dans l’une des régions les plus inondées de l’Etat indien du Kerala, nous étions au désespoir de trouver un endroit où recharger nos équipements, nous asseoir et obtenir un accès même imparfait à internet pour transmettre nos reportages.
La chance joue un rôle essentiel quand on couvre une catastrophe naturelle. J’en ai fait l’expérience pendant toutes ces années avec les inondations, les séismes, les cyclones et autres calamités qui s’abattent régulièrement sur l’Asie du sud.
Se documenter et avoir des listes de contacts ne suffit pas pour se débrouiller en toutes circonstances. C’est une chose de savoir où aller pour trouver des histoires intéressantes, mais comment s’y rendre est presque toujours une question de chance, et de persévérance. La même règle vaut pour en revenir et ramener vos informations.
D’où notre joie d’avoir trouvé ce bar minable.
Les pires inondations survenues depuis un siècle dans le grand Etat du sud de l’Inde, -un paradis pour touristes, réputé pour ses plages immaculées, son arrière-pays tranquille et ses complexes hôteliers de luxe-, ont fait 1,2 million de sans-abris et plus de 400 morts au mois d’août.
Mais ici, depuis l’intérieur bondé du petit bar, tout cela aurait pu aussi bien ne jamais avoir existé. Les autochtones illustraient parfaitement la réputation de l’Etat comme celui avec la plus forte consommation d’alcool par habitant. Mon collègue photographe Manjunath Kiran et moi-même avons passé les quatre heures suivantes à commander tout ce qui nous passait par la tête à la seule fin de conserver notre bout de table.
Au bout de deux heures environ, un des hommes plantés derrière le bar a décrété que mon ordinateur portable, branché à une des prises, consommait trop d’électricité.
Des types ivres, attablés à côté, se sont mêlés de l’histoire alors que j‘étais encore en train de transmettre des dépêches de récits de survivants et de bilan des victimes.
La scène était à la fois dingue et comique.
Je ne comprenais rien à ce que racontaient mes interlocuteurs, parce qu’ils étaient trop ivres pour que leurs propos soient compréhensibles ou parce qu’ils s’exprimaient en malayalam, la langue locale.
L’Hindi est unanimement reconnu comme un symbole de l’Inde. Mais le pays compte des dizaines, voire des centaines de langues et dialectes. Il est donc parfaitement normal pour une personne parlant hindi, anglais et pendjabi comme moi de se trouver complètement démunie dans un coin du pays.
Le brouhaha s’est calmé brusquement quand un autre larron - à l’haleine chargée des vapeurs d’un mauvais vin de palme- a surgi de nulle part et m’a enserré l’épaule avec son bras.
Il a aussitôt marmonné des choses incompréhensibles en malayalam avant que je ne crie instinctivement « Kya ? » (Quoi ?) en hindi. Ayant réalisé que je n’étais pas du coin il m’a laissé tranquille.
Une fois nos photos et nos dépêches envoyées, nous n’avons pas traîné pour filer, en espérant secrètement ne jamais avoir à remettre les pieds ici. Il était environ sept heures du soir, au quatrième jour de notre déplacement dans cet Etat de 33 millions de personnes.
Il nous restait à trouver un endroit où passer la nuit, et à préparer notre route pour rejoindre le lendemain une autre région inondée.
Quatre jours avant, j’avais enchaîné deux vols depuis New Delhi pour atteindre la petite ville de Kozhikode, l’ancienne Calicut, dans le nord du Kerala. Elle accueillait l’essentiel des vols à destination de l’Etat, après la fermeture de l’aéroport international de Kochi.
Notre plan était d’atteindre les régions les plus touchées par les inondations, au centre et à l’est du Kerala. Mais même au nord, la situation n’était pas si simple. L’aéroport de Kozhikode était un peu comme une île, et aucun taxi n’était prêt à s’en éloigner. Selon eux la plupart des grands axes routiers étaient impraticables.
La chance nous a souri. Mon collègue Manjunath a fait connaissance d’un fan de 4x4, un certain Vijosh K. José. Avec un réseau de jeunes hommes partageant sa passion, et tous propriétaires de voitures tout-terrain, il transportait des gens et de l’aide à travers les parties inondées de la région.
Ce qui était un hobby de luxe en temps normal s’est avéré être une aide précieuse, avec plus de 10.000 km de routes endommagées par les intempéries. Vijosh a passé quelques coups de fil avant de trouver deux jeunes hommes avec le véhicule idoine et prêts à nous emmener.
Trois heures après nous avons retrouvé Hareesh Manamthodi et Bibin Kalathil sur la partie émergée d’une autoroute inondée. Ils ont été nos compagnons cinq jours durant, avec des journées de 18 heures passées à traverser d’une région à l’autre.
Une fois qu’ils nous avaient déposés près d’un centre de secours dans une zone inondée, ils s’en allaient chercher des habitants ayant besoin d’aide. Un de leurs amis, Shibu Naza, un jeune premier de l’industrie cinématographique locale, nous a rejoints le troisième jour quand nous sommes arrivés dans sa ville.
A la nuit tombée, la traversée de certaines sections inondées des autoroutes a été assez angoissante. Sans électricité, les routes étaient plongées dans un noir d’encre. On ne voyait plus que de l’eau à quelques mètres dans la lueur des phares.
Quelquefois nous nous sommes fourvoyés et n’avons trouvé notre chemin que grâce à des villageois marchant dans plus de cinquante centimètres d’eau. Hareesh et Bibin ont transporté des dizaines d’inconnus pendant ces trajets.
Nous ne pouvions souvent pas distinguer leurs visages quand ils étaient assis à nos côtés dans l’obscurité. Ils nous ont indiqué les routes les plus sûres et les raccourcis pour atteindre notre destination.
Cela m’a fait chaud au cœur d’être témoin de tous les gestes d’entraide entre des inconnus. La société indienne fait souvent la une des médias à cause de ses divisions et de ses affrontements internes, mais avec cette catastrophe naturelle les gens ont paru mettre de côté ce qui les différencie d’ordinaire.
Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris