Le navire de la marine brésilienne Ary Rongel, au mouillage près de l'île du Roi George (AFP / Vanderlei Almeida)

En route vers le continent blanc

STATION COMANDANTE FERRAZ (Antarctique), 17 avril 2014 – Il est six heures du soir passé et il fait encore jour. D’imposants glaciers et des montagnes couvertes de neige se dressent pour la première fois sous mes yeux, révélant les premiers contours de ce paysage dont je rêve depuis des jours, des mois, des années.

Un vol de pétrels du Cap passe au-dessus de l’Ary Rongel, navire de soutien océanographique de la marine brésilienne, comme pour souhaiter la bienvenue aux 82 membres d’équipage et aux neuf journalistes en route vers le continent blanc.

La présence de reporters à bord du bateau n’est pas une nouveauté. Mais c’est la première fois que la presse et les marins cohabitent aussi longtemps à bord: deux semaines. Nous devons nous adapter à la routine et aux horaires des militaires. Ces derniers, habitués à exécuter les ordres sans discuter, doivent s’adapter à notre curiosité permanente.

Le voyage commence par un vol depuis ma ville natale, Rio de Janeiro la tropicale, jusqu’à Punta Arenas, à l’extrême-sud du Chili. De là, l’Ary Rongel emprunte le détroit de Magellan et les canaux chiliens qui serpentent à travers la Terre de Feu avant de mettre le cap sur les Shetland du Sud, archipel du continent Antarctique où plusieurs pays entretiennent des bases scientifiques.

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Le navire effectue cette traversée une fois par an, pour ravitailler et relever le personnel de la station brésilienne Comandante Ferraz, sur l’île du Roi George. Nous nous rendrons également sur d’autres bases appartenant à d’autres pays pour y effectuer des visites de courtoisie ou récupérer des scientifiques brésiliens et du matériel se trouvant sur place.

La partie la plus difficile de ce périple maritime de 1.600 kilomètres, c’est la traversée du turbulent passage de Drake, large d’environ mille kilomètres entre le sud de l’Amérique du Sud et la Péninsule Antarctique. Dans ces eaux qui séparent l’Atlantique du Pacifique, l’Ary Rongel affronte des vagues de jusqu’à dix mètres de haut.

Manchots sur un iceberg face à la base Comandante Ferraz, le 10 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Manchots sur un iceberg face à la base Comandante Ferraz, le 10 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Et puis, après deux jours de mer éprouvants, nous voici finalement en vue de l’Antarctique. Je respire un grand coup et j’admire le paysage, si différent de l’exubérante végétation tropicale à laquelle je suis habituée. L’air est si froid que j’ai du mal à respirer. Je n’arrête pas de tousser. Mes mains, sans gants pour pouvoir noter sur mon carnet ce que je vois, commencent à geler.

Ici, il faut protéger soigneusement son corps contre la rigueur du climat. Vêtements spéciaux, bottes polaires et lunettes de ski sont indispensables pour éviter les engelures et les lésions oculaires provoquées par les reflets du soleil sur les immenses étendues blanches. Mais marcher, courir, monter et descendre ainsi accoutrée n’est pas une mince à faire. Surtout pour ceux qui doivent, en plus, transporter un lourd équipement professionnel, comme le photographe brésilien Vanderlei Almeida et la reporter vidéo française Marion Lippmann qui m’accompagnent.

Arrivée à la base argentine Teniente Cámara, le 8 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Arrivée à la base argentine Teniente Cámara, le 8 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

En Antarctique, on apprend vite que la nature est souveraine et qu’il est essentiel de respecter ses règles.  C’est elle qui décide si nous partons vers les lieux où nous voulons aller ou bien si nous restons là où nous sommes. La technologie, les équipements dont nous disposons n’y changent rien.

Par exemple, l’eau, dont la température frise les zéro degrés, est un danger mortel en cas de chute par-dessus bord. Tous les jours, les haut-parleurs sur le navire nous rappellent que si un tel accident venait à se produire, le sauvetage devrait avoir lieu dans les 90 secondes, faute de quoi le corps commencerait à présenter des signes de congélation fatals.

Mémorial aux soldats brésiliens morts en mission sur la base Comandante Ferraz, le 10 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Mémorial aux soldats brésiliens morts en mission sur la base Comandante Ferraz, le 10 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Un vent qui souffle à plus de trente nœuds, soit 55 km/h, nous condamne à rester à bord. Trop dangereux d’utiliser l’hélicoptère ou le canot, seuls moyens de quitter d’Ary Rongel pour aller sur terre. La météo change à une vitesse vertigineuse. En une seule journée, il peut faire un temps radieux, pleuvoir et finalement se mettre neiger.

Sur le continent blanc, l’être humain cesse d’être roi et devient sujet. La patience, le sens de l’observation et de bons réflexes sont des qualités nécessaires ici, comme l’apprennent les scientifiques brésiliens pendant l’entraînement qu’ils reçoivent avant d’embarquer.

Une leçon d’humilité.

Après une tempête de neige sur l'île du Roi George, le 13 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Après une tempête de neige sur l'île du Roi George, le 13 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

La puissance brute du passage de Drake, qui impressionne les navigateurs les plus expérimentés et leur donne le mal de mer, les restrictions imposées par le climat et la présence d’animaux comme les manchots, les phoques et les baleines, que n’intimide pas la présence de l’homme, nous rappellent sans cesse qu’il faut pénétrer dans ce nouveau monde avec respect.

La vie est dure pour tous ici. Pour les milliers de chercheurs venus du monde entier qui passent quelques mois à réaliser des expériences de terrain, ou encore pour les habitants de ces petites communautés, comme Villa las Estrellas, où vivent 64 Chiliens. On trouve quelques enfants ici, avec leurs maîtres d’école, et même un banquier. Ils passent jusqu’à deux ans sur la base, soumis à des températures allant de 0 à -40 degrés.

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Vivre en Antarctique exige un fort sens de l’adaptation et de la vie en communauté, et un esprit spartiate. Dans les bâtiments, chaque espace compte. Une discipline de style militaire est de rigueur. Tous sont placés sous l’autorité du chef de la base. Il y a des horaires pour tout. Chacun se voit assigner un lot de corvées quotidiennes à accomplir. Sortir seul à l’extérieur est strictement interdit. Les entrepôts ne contiennent que les denrées nécessaires à une vie basique, et des actes qui sont simples ailleurs, comme prendre un bain, peuvent se révéler incroyablement compliqués.

Plusieurs centaines de scientifiques brésiliens résident en Antarctique pendant l’été austral, entre novembre et mars. Ils étudient l’environnement et, tout particulièrement, les phénomènes glaciaires pouvant avoir un impact sur le climat de la région et du monde, ou les interactions entre les glaces polaires et la forêt amazonienne. Ils s’intéressent, par exemple, aux plantes résistant au froid qui pourraient révéler des secrets sur la façon de congeler la matière vivante, ou encore aux algues toxiques susceptibles, un jour, d’être utilisées comme un puissant insecticide naturel.

La base péruvienne de Machupicchu, sur l'île du Roi George, le 7 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

La base péruvienne de Machupicchu, sur l'île du Roi George, le 7 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Leurs recherches aident à dévoiler les mystères encore nombreux de ce dernier territoire vierge sur la Terre, qui renferme 70% de l’eau douce présente sur la planète et dont le sous-sol pourrait héberger des richesses minérales inestimables. Le traité de l’Antarctique, signé en 1958, fait du continent glacé un sanctuaire de paix entièrement dédié à la coopération scientifique internationale, et prohibe l’exploitation minière. Seules quelques activités économiques, comme le tourisme contrôlé, y sont autorisées. Le traité est en vigueur jusqu’en 2048. A cette date, les pays présents en Antarctique devront décider de l’avenir du continent.

Tout en contemplant les glaciers avec leurs différents tons de bleu, et les manchots papous qui jouent aux équilibristes sur les icebergs dans la baie face à la base brésilienne, je me demande quel sort réservera l’humanité à ces terres situées à l’extrême sud du monde. Préservation ou déprédation ?

La base brésilienne Comandante Ferraz vue depuis l'Ary Rongel, le 7 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

La base brésilienne Comandante Ferraz vue depuis l'Ary Rongel, le 7 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Ce squelette de baleine à bosse avait été installé en 1972 par le commandant Cousteau près de la base brésilienne Comandante Ferraz, pour rappeler l'extermination des espèces animales au 20e siècle. Quarante-deux ans plus tard, il est toujours là (AFP / Vanderlei Almeida)

Ce squelette de baleine à bosse avait été installé en 1972 par le commandant Cousteau près de la base brésilienne Comandante Ferraz, pour rappeler l'extermination des espèces animales au 20e siècle. Quarante-deux ans plus tard, il est toujours là (AFP / Vanderlei Almeida)

Base chinoise sur l'île du Roi George, le 13 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Base chinoise sur l'île du Roi George, le 13 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Sur la base chilienne Presidente Eduardo Frei, le 13 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)
Exercice anti-incendie à bord de l'Ary Rongel, le 7 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)
L'Antarctique vue depuis l'Ary Rongel, le 4 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)
Un manchot devant la base argentine Teniente Cámara, le 8 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)
La base russe de Bellingshausen, le 11 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)
L'église orthodoxe de la base russe de Bellingshausen, le 11 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)
Des touristes embarquent à bord d'un avion chilien après avoir passé quatre heures sur la base Presidente Eduardo Frei, le 14 mars 2014 (AFP / Vanderlei Almeida)

Vitoria Vélez est journaliste au bureau de l'AFP à Rio de Janeiro.