En quête de la vérité dans l'affaire Khashoggi?
Istanbul -- Quand Jamal Khashoggi est entré dans le consulat saoudien à Istanbul le 2 octobre, je ne regardai pas et je n’aurai jamais pu imaginer que ça puisse devenir un événement d’importance.
Et pourtant son passage par ces portes a déclenché une des plus affreuses et grotesques histoire d’actualité que j’ai eu à couvrir en presque 20 ans de métier. Et aussi l’un des plus délicates à traiter.
L’affaire Khashoggi s’est avérée unique à plus d’un titre. Et avant tout à cause du destin tragique d’un homme entré dans un consulat en plein centre d’une grande ville pour y remplir des papiers et qui n’en est jamais ressorti.
Les détails en sont révulsant: la victime étranglée, son corps démembré avec une scie et les morceaux ensuite dissous dans de l’acide par une équipe d’assassins dépêchée par avion depuis l’Arabie saoudite semble-t-il sur les instructions du prince héritier du royaume.
Ils nous ont aussi contraints à utiliser le langage le plus neutre et le plus objectif possible pour essayer de décrire ce qui s’était passé.
Les évènements de cet après-midi d’automne ont provoqué des secousses à travers le monde, avec des conséquences jusque dans la Maison Blanche, le complexe présidentiel d’Ankara et le palais royal à Ryad.
En 12 ans passés en Iran, Russie et Turquie, j’ai couvert un certain nombre d’assassinats, chacun avec sa propre tragédie personnelle et ses conséquences politiques. Comme celui de l’activiste russe pour les droits de l’Homme, Natalya Estimirova, dans le Caucase du nord, de l’avocat turc Tahir Elci en 2015 ou de l’ambassadeur russe à Ankara, Andreï Karlov, en 2016.
Mais là, l’horreur difficilement imaginable du sort de Khashoggi derrière les portes du consulat a rendu son assassinat unique en termes de couverture. L’implication supposée de hauts responsables saoudiens y a ajouté une dimension géopolitique majeure sur les équilibres au Proche-Orient.
L’histoire a été pour moi particulièrement perturbante à couvrir parce que la vérité est apparue insaisissable et très lente à émerger. Elle a aussi été obscurcie parfois par de fausses pistes lancées par la partie saoudienne.
Le rythme de tortue auquel l’information a été dévoilé a permis de maintenir l’histoire dans les Unes mondiales des semaines durant. En l’absence de faits concrets, l’attente du public pour de nouvelles révélations a transformé le moindre développement, -comme la fouille d’un parking ou d’une villa appartenant à un Saoudien-, en nouvelle de première importance.
Même la triste révélation que Khashoggi avait perdu la vie à l’intérieur du consulat n’a été confirmée que plusieurs jours après son assassinat, alors qu’ils étaient nombreux à espérer à espérer qu’il soit encore en vie une semaine après sa disparition, le 2 octobre.
Au début j’étais particulièrement, en gardant à l’esprit l’affaire du journaliste Arkady Babchenko en Ukraine, supposément assassiné avant de réapparaître en parfaite santé le jour même, le tout au cours d’une opération de police. Je me répète toujours : ne jamais faire de suppositions. Mais ici le scénario du pire s’est avéré celui de la triste réalité.
Je n’aurais peut-être pas dû être surpris par la lenteur avec laquelle la vérité a été dévoilée, en prenant en compte le fait qu’il s’agissait d’un crime perpétré par des responsables saoudiens dans leur consulat en Turquie.
L’Arabie saoudite, une des sociétés les plus fermées qui soit, a d’abord essayé de brouiller les pistes, notamment en affirmant que Khashoggi avait quitté le consulat de lui-même et en parfaite santé. Au point de de faire jouer ce rôle à un double ayant endossé les propres vêtements de la victime.
Dans le même temps, au cours de mes quatre ans et demi passés à Istanbul j’ai aussi été le témoin d’un durcissement du contrôle gouvernemental sur les médias, sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan.
Des journalistes ont été arrêtés et de nombreux collègues harcelés sur les réseaux sociaux. Le contrôle s’est accru non par le jeu d’une censure étatique directe mais par celui de changement de propriétaires qui ont placé les grandes entreprises de médias dans les mains de holdings pro-gouvernementales.
Ce contrôle a permis au gouvernement turc, avec une grande habileté, de façonner le récit médiatique d’une affaire qui a procuré à Ankara un véritable levier contre son rival musulman sunnite de Ryad. Et nous journalistes, toujours avides de détails permettant de faire vivre l’histoire, sommes devenus dans une certaine mesure des participants volontaires à une opération menée par l’Etat.
Dans les premiers jours, et même semaines après l’assassinat, les déclarations officielles des autorités et enquêteurs turcs ont été particulièrement rares. D’ordinaire, elles arrivent rapidement dans les grandes affaires criminelles comme les attaques terroristes.
Le fait absolument unique d’un meurtre survenant derrière les portes closes d’une mission diplomatique, -en l’occurrence en territoire saoudien-, voulait dire qu’il n’y aurait pas de témoin impartial.
En conséquence nous nous sommes reposés sur nos propres sources, les commentaires de responsables de second rang et par-dessus tout les médias pro-gouvernementaux.
Les informations essentielles sur l’affaire- l’assassinat de Kashoggi par une équipe envoyée par Ryad, l’existence d’un enregistrement sonore pour le prouver, et le démembrement de son corps-, sont sorties d’abord dans les quotidiens les plus dévoués à Erdogan, Sabah et Yeni Safak.
C’est devenu un réflexe. La première chose à faire le matin a été de vérifier la Une de ces journaux.
C’est un peu ironique, car ils n’ont eu de cesse ces dernières années de dénoncer les médias étrangers, et même des reporters, comme des agents à la solde d’un complot occidental impérialiste contre la Turquie. Souvent, nous avons pris leurs histoires en Une avec un peu de recul.
Mais cette fois, sans rien d’autre à nous mettre sous la dent pour écrire la dépêche du jour, nous nous sommes appuyés sur les informations rapportées par ces journaux.
« Voici l’équipe des exécuteurs saoudiens », clamait le titre de Sabah du 10 octobre, en dévoilant les identités et les photos des quinze Saoudiens qui selon le journal étaient arrivés en Turquie avec un avion privé.
Yeni Safak, qui peut s’avérer particulièrement sensibles au traitement des affaires turques par la presse étrangère, s’est même vanté en Une du nombre de fois où il avait été cité par les médias internationaux dont l’AFP.
Les médias turcs ont bien entendu agi avec l’accord d’Erdogan, qui a pu se poser en champion de la justice pour un journaliste étranger très critique des autorités de son pays, alors même qu’il est pointé du doigt par les défenseurs des droits comme responsable de l’enfermement des journalistes qui critiquent son exercice du pouvoir.
La rareté des informations de source officielle a donné d’autant plus de poids aux déclarations des autorités. Le discours du président le 23 octobre, dans lequel il a détaillé l’affaire, a généré un plus grand intérêt que n’importe quel autre dont je puisse me souvenir.
La présidence s’en est bien rendue compte, au point d’offrir une traduction simultanée du discours en anglais et en arabe.
Un autre lot de détails est tombé le 31 octobre quand le procureur turc a délivré un communiqué disant que Khashoggi avait été étranglé dans un meurtre prémédité. Il a été diffusé, presque un mois après l’évènement, à l’issue de la visite calamiteuse de son alter-ego saoudien en Turquie.
Au bout du compte les informations ont été livrées au compte-goutte, avec de brèves avalanches de détails. Le flux de l’information a été maîtrisé avec une précision toute militaire par les autorités turques, qui se sont assuré que seules les informations qu’elles souhaitaient rendre public y parviennent.
En l’absence de tout témoin ou élément matériel, la Turquie a pu endosser le rôle d’enquêteur neutre et se poser en unique source crédible d’information sur l’affaire.
Sa couverture et les efforts pour mettre au jour la vérité se sont révélés être une lutte ingagnable. Pace qu’il existe bien une vérité des faits, et cette vérité est connue de certains personnages de l’élite saoudienne, et peut-être au-delà.
Aujourd’hui encore, plusieurs mois après le crime, la liste des questions restées sans réponse est frustrante. Qui a ordonné le meurtre ? Qu’est-il OPdevenu du corps ? Les assassins ont-ils été aidés par un intermédiaire? L’enregistrement audio sera-t-il jamais diffusé ?
Quelqu’un, quelque part, connait l’entière vérité. Que nous l'apprenions est une autre affaire.