Amarildo Gjonluli, 13 ans, regarde par la fenêtre de sa maison du village de Mazrek, dans le nord de l'Albanie, dont il ne peut sortir de crainte d'être abattu par un voisin vengeur (AFP / Gent Shkukllaku)

En Albanie, les enfants du talion

MAZREK (Albanie), 11 oct. 2013 – J’ai du mal à oublier le regard, la douleur, le triste sort des enfants de la vendetta. De tous les enfants que j’ai rencontrés pour écrire cette histoire. Difficile, avec un nombre limité de mots, d’offrir un tableau complet de ce terrible phénomène. Difficile, aussi, de garder l’équilibre, de rester neutre, de ne pas se laisser envahir par l’émotion quand on parle de ces jeunes innocents qui vivent chaque jour dans l’ombre de la mort.

En Albanie, à la rentrée, près de 600 enfants n’ont pu aller à l’école parce que leur vie est menacée par la «gjakmarrja», la «vengeance par le sang». Une coutume barbare qui survit depuis le XVème siècle, principalement dans le nord catholique du pays. Elle fait partie du «Kanun», un code d’honneur édicté par un seigneur de l’époque, Lek Dukagjini, pour réglementer la vie quotidienne.

Crimes moyenâgeux

Cela fait des années que je travaille sur le sujet. J’ai parcouru en long et en large le nord du pays pour me documenter sur cette atroce réalité si difficilement compréhensible pour un lecteur étranger. Un phénomène qui laisse indifférente la société albanaise, et que les autorités s’efforcent de cacher. L’Albanie aspire à entrer dans l’Union européenne, tous ces crimes moyenâgeux feraient désordre. La police chiffre à 225 le nombre de victimes de la «gjakmarrja» en quatorze ans. Mais les organisations non-gouvernementales estiment qu’elles sont bien plus nombreuses, et que beaucoup d’affaires sont en fait étouffées.

Amarildo Gjonluli (à gauche) et son petit frère Nikolin font leurs devoirs dans leur maison de Mazrek (AFP / Gent Shkullaku)

A Mazrek, un village reculé à 150 km au nord de Tirana, Nikolin Gjonluli, 9 ans, et son frère Amarildo, 13 ans, passent toutes leurs journées dans une pièce sombre et froide, où la lumière du jour pénètre à peine par deux petites fenêtres aux barreaux de fer. En 1993, alors qu’ils n'étaient pas encore nés, leur oncle a tué un voisin lors d'une dispute. Le meurtrier a été condamné à 25 ans de prison. Cela n'a pas suffi à éteindre la soif de revanche de la famille de la victime.

Victimes d'aujourd'hui, meurtriers de demain

La loi du talion a déjà causé la mort de plusieurs personnes dans les deux camps et les deux enfants pourraient être les prochains sur la liste. Aucun membre masculin de la famille, quel que soit son âge et son degré de parenté avec celui qui a commis le meurtre, ne peut échapper à la spirale infernale de la vengeance. Les victimes d’aujourd’hui seront, peut-être, les meurtriers vengeurs de demain…

«Au-delà de ces murs, c’est la mort qui nous attend», murmure Amarildo d’une voix étouffée. Cette phrase résonne encore dans mes oreilles. Les yeux froids et vides de l’enfant, tout comme son visage pâle, très pâle, hantent mes nuits d’insomnie.

L'enseignante Liljana Luani (à droite), qui vient en aide bénévolement aux enfants menacés par la vendetta, donne des cours à Amarildo Gjonluli (à gauche) et à son petit frère Nikolin (au centre). (AFP / Gent Shkullaku)

Amarildo aimerait bien jouer au ballon dehors avec son frère, son seul ami. Mais c’est hors de question. Le voisin qui les guette n'habite qu'à une dizaine de mètres. Il y a quelques mois, il a tiré sur la maison avant que le père des garçons ne riposte.

Trop pauvre pour partir, la famille sait aussi qu'elle serait poursuivie où qu'elle s'installe. La vendetta a fait des victimes partout dans le pays, et même à l’étranger. Alors, les deux enfants n’ont pour compagnons qu’un crucifix, un tableau qui représente les douze apôtres de Jésus, et les photos des morts de la famille accrochés aux murs.

Incapable de supporter plus longtemps cette malédiction, Vjollca, la mère des deux garçons, s'est suicidée quelques jours plus tôt. Elle n'avait que 29 ans. «Je l’ai retrouvée pendue dans le grenier», me dit Amarlildo. Sa voix se perd dans les sanglots.

Selon la coutume, la famille a bénéficié d’une trêve de trois jours pour porter le deuil et enterrer Vjollca. Après quoi, tous sont redevenus des condamnés à mort en sursis, terrés dans cette maison qui ressemble à la fois à un bunker et à un tombeau.

La journaliste de l'AFP Briseida Mema (à gauche) et l'enseignante Liljana Luani en route vers le village reculé de Mazrek, dans le nord de l'Albanie, pour y rencontrer des victimes de la vendetta (AFP / Gent Shkullaku)

Pour parvenir jusqu’à ces malheureux, j’ai été guidée par Liljana Luani. Une enseignante passionnée qui, depuis des années, vient en aide bénévolement aux enfants de la vendetta. Pour arriver à Mazrek, nous avons dû traverser un grand lac à bord d’un vieux bateau, puis marcher pendant plus d’une heure à travers les montagnes. Deux fois par mois, Liljana fait le trajet depuis la ville de Shkodra pour apprendre à lire et à écrire aux deux enfants. Elle constitue leur seul lien avec l’extérieur.

Abattu sur le chemin de l'école

Cette enseignante sait de quoi elle parle: en novembre dernier, un de ses élèves, Eduard, a été tué d’une balle dans la tête sur le chemin de l’école. Elle pleure encore quand elle reparle de la chevelure blonde maculée de sang du garçon de douze ans, inerte sur le sol.

Il n’est pas facile de dénicher les personnes menacées par la «gjakmarrja». Beaucoup se cachent, se barricadent, et n’ont aucune envie de voir débarquer des journalistes chez elles.

Manifestation à la mémoire des victimes de la loi du talion à Tirana, en juin 2012 (AFP / Gent Shkullaku)

Il faut aussi faire très attention aux tentatives de manipulation. Dans le passé, des associations caritatives douteuses ont reçu de l’argent de la part de familles qui se prétendaient victimes de la vendetta et voulaient aiguiller des journalistes vers elles. Ces imposteurs ont raconté des mensonges à des reporters étrangers dans l’espoir que ceux-ci écrivent, sur elles, des articles qui leur serviraient à appuyer leurs dossiers de demande d’asile dans un pays de l’Union européenne. La seule façon d’éviter ces pièges est de passer par un intermédiaire de confiance, comme Liljana.

Et puis, quand je me retrouve face à Nikolin et Amarildo, je suis prise de doutes déontologiques. Est-il décent de faire parler des enfants? De les photographier? Un agresseur potentiel ne pourrait-il pas les identifier plus facilement si tout cela est publié?

Mais la terrible réalité ne tarde pas à balayer mes préoccupations théoriques. Nik, le père des enfants, nous donne sans hésiter son accord pour prendre des photos. Il pense que les images, si elles paraissent dans un journal, pourraient sauver non seulement ses enfants, mais aussi bien d’autres. Il nous demande même de prendre une photo de toute la famille, «des vivants de la famille», pour l’accrocher au mur et avoir enfin un bon souvenir. Et les enfants me parlent sans se forcer. Ils ont besoin de raconter leur histoire à quelqu’un.

Manushaqe Quku montre un portrait de sa fille Marie, tuée à l'âge de 17 ans en 2012 dans une vendetta à Shkoder, dans le nord de l'Albanie (AFP / Gent Shkullaku)

En vertu du «Kanun», les femmes sont épargnées. Mais des entorses à cette règle ont récemment été enregistrées. L’an dernier, Marie Qoku, une jeune fille de dix-sept ans, a été tuée à Kasnec de Dukagjin, à 200 km au nord de Tirana, alors qu'elle était en train de travailler la terre avec son grand-père, parce qu’elle était la cousine d’un meurtrier condamné par la justice à 14 ans de prison. La mère de Marie, Manushaqe, s'inquiète aujourd'hui pour son mari et pour ses quatre autres enfants, âgés d’un à quinze ans.

Un passant tué par mégarde

J’ai aussi rencontré Alfred, 17 ans, qui purgeait une peine de huit ans de prison dans le centre de détention pour mineurs de Kavaje. Lorsqu’il avait deux ans, ses parents ont été tués dans une vendetta. Son oncle a également péri et chaque matin, en allant à l’école, il croisait son meurtrier. Un jour, dans son cartable, il a caché le pistolet de sa grand-mère. Quand le meurtrier est passé près de lui, il a tiré. Mais sa main a tremblé. Sa cible n’a été que blessée. En revanche, un passant innocent de 24 ans est mort et un autre a été blessé.

Il affirme n’avoir voulu adresser qu’un simple avertissement au meurtrier de son oncle pour qu’il ne passe plus devant son école. En me racontant son histoire, Afred cache son visage dans ses mains. Il dit compter les mois de détention qui lui restent. « Encore cent ». Il redoute ce qui l’attend quand il quittera les murs de la prison…

Alfred, 17 ans, dans la prison pour mineurs de Kavaje où il purge une peine de huit ans (AFP / Gent Shkullaku)

Mais pour le moment, il aimerait tant faire revenir le temps en arrière. «Marcher, juste marcher en m’arrêtant un moment pour cueillir des fleurs, puis courir pour être à l’heure à l’école et retrouver mes camarades».

Le régime communiste, entre la seconde Guerre mondiale et 1992, avait presque réussi à éradiquer la vendetta en faisant fusiller en public ceux qui s’y adonnaient. Mais depuis sa chute, cette tradition sanglante a repris de plus belle. Les carences criantes du système judiciaire albanais poussent les gens à se faire justice eux-mêmes.

Sortir de son rôle de journaliste

Quand je suis rentrée à Tirana, bouleversée par ce que je venais de voir et d’entendre, je me suis dit qu’il était temps de sortir de mon rôle de simple journaliste. J’ai demandé une audience à la nouvelle ministre de l’Education, Lindita Nikolla. Je lui ai tout raconté. Dans quelques jours, j’irai voir le ministre de l’Intérieur et celui des Affaires sociales pour les exhorter à agir. A mobiliser enfin la police et la justice. A aider ceux qui, comme Liljana, font de leur mieux pour soulager la détresse des enfants de la vendetta mais n’ont aucun moyen. En Albanie, les médias parlent peu de la «gjakmarrja». Et les organisations non-gouvernementales locales ne font pas grand-chose. Il faut se rendre sur place pour saisir toute l’horreur de ce crime permanent contre la société.

En attendant, la semaine prochaine, je retournerai voir Alfred dans sa prison. Je retournerai aussi à Mazrek, apporter des livres aux deux enfants reclus. Amarildo m’a demandé de lui trouver une méthode pour apprendre tout seul l’anglais. Je vais également leur donner les chaussures de sport de mon fils. Et je leur apporterai la photo que j’ai fait tirer et encadrer. La première photo de famille qu’ils ont pu faire ensemble. Leur premier bon souvenir.

La photo de famille des Gjonluli. De gauche à droite: le père Nik, 32 ans; Nikolin, 9 ans; Amarildo, 13 ans; la grand-mère Drane, 79 ans et le grand-père Mark, 80 ans (AFP / Gent Shkullaku)

Briseida Mema est la correspondante de l'AFP à Tirana.

A la suite de la publication de ce billet, Mme Lindita Nikolla, la ministre albanaise de l'Education, nous a fait parvenir le commentaire suivant:

"Nous devons avoir honte du fait que durant ces 23 ans dernières années nos autorités n’ont rien fait pour résoudre ce problème. Le fait que l’Albanie soit identifiée à ce problème nous tue tous.

"Nous ne savons rien sur ces enfants : comment ils s’appellent ? Quels sont les problèmes de leurs familles ? Qui sont ces familles ? Combien sont-ils exactement ? Où résident-ils exactement ?

"Et pourtant il y a un pouvoir local, un pouvoir central, des organisations internationales…

"Les fonds pour ces groupes marginalisés ne manquent pas, et il faut identifier tous ceux qui ont été ou sont touchés par la vendetta .

"Le problème est très complexe et, pour réussir à l’éradiquer, il faut que toutes les institutions s’engagent : la justice, la police, le ministère de l’Education, le ministère des Affaires sociales, les pouvoirs locaux, la société civile, bref toute la société et tous les Albanais.

"Il faut que la justice passe et il faut un engagement collectif pour réussir !

"Et personnellement je vais mettre toutes mes forces dans ce combat."

Lindita Nikolla, ministre de l'Education de la République d'Albanie