He Zhenghai, metteur en scène de la compagnie d'opéra La Lanterne de fleurs, se maquille avant le spectacle quotidien à Kunming, dans la province chinoise du Yunnan, le 7 janvier 2016 (AFP / Johannes Eisele)

Les survivants de l’opéra du Yunnan

KUNMING (Chine), 15 février 2016 – Quand j’entends parler pour la première fois de la compagnie de la Lanterne de fleurs, je sais tout de suite que cela fera un bon sujet photo : des acteurs à la retraite, provenant de plusieurs troupes d’opéra chinois du Yunnan, qui se rassemblent dans un petit théâtre étrangement situé au-dessus d’un marché aux fruits et légumes et qui luttent pour empêcher une vieille tradition de mourir.

Vieux de plus de deux cents ans, l’opéra du Yunnan est similaire au célèbre opéra de Pékin. Il figure sur la liste du « patrimoine culturel intangible » arrêtée par le gouvernement chinois. Cela fait deux ans que je vis à Shanghai et j’ai vu beaucoup de trésors culturels traditionnels disparaître au profit d’événements plus modernes, mais au goût frelaté, artificiel. Alors je me prends tout de suite d’affection pour cette histoire de personnes âgées qui essayent de faire survivre les belles coutumes du passé.

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Je pars donc pour le Yunnan en compagnie de Stella, la stagiaire du bureau de l’AFP à Shanghai qui m’a parlé de la troupe pour la première fois. Nous arrivons à Kunming, la capitale de la province, après plusieurs jours dans les hautes montagnes proches du Tibet. Il fait doux. C’est presque le printemps comparé aux températures glaciales que nous venons de quitter.

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Nous prenons un taxi pour le marché Zhuanxin. Je pensais que nous allions trouver le théâtre en quelques minutes. J’étais un peu trop optimiste. C’est un endroit absolument gigantesque, où l’on trouve tous les ingrédients de la cuisine du Yunnan, savoureuse et épicée : des fruits et des légumes, mais aussi de la viande, des fruits de mer, des épices et des en-cas en tout genre. Un maraîcher nous dit que l’opéra se trouve au troisième étage du bâtiment.

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Nous montons donc les escaliers, enveloppés dans les odeurs de poisson, d’épices et de lait de soja fraîchement pressé, à la recherche du théâtre. Il nous faut près d’une demi-heure pour le trouver au milieu des restaurants, des boutiques et des casinos de mah-jong bourrés de joueurs d’âge canonique. L’escalier qui mène à l’opéra est caché entre le stand d’un marchand de chapeaux et celui d’un vendeur de saucisses.

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La salle est pratiquement vide. Au fond, des vieux bonshommes sont attablés et jouent au mah-jong devant une scène déserte. Nous passons derrière et nous tombons sur le metteur en scène, un homme de 72 ans nommé He Zhengcai, penché sur une feuille de papier sur laquelle il est en train de mettre au point le scénario de la représentation du jour.

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Il est très amical. Il possède une voix puissante et un rire contagieux. Comme je ne parle pas très bien chinois et qu’en plus il a un accent du Yunnan à couper au couteau, je ne comprends pas grand-chose à ce qu’il raconte.

« C’est de pire en pire chaque année », explique-t-il à Stella. « Notre théâtre a déjà dû déménager à sept reprises et à chaque fois, nous atterrissons dans un endroit plus petit que le précédent ».

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La troupe se produit tous les jours. Les acteurs portent des robes richement colorées et des fausses barbes, chantent des airs transmis d’acteur en acteur depuis plus de deux siècles, jouent d’instruments traditionnels dont le son se mêle au vacarme du marché voisin. Mais le public se rétrécit d’année en année.

« Il y a tellement de distractions de nos jours. Les jeunes ne sont plus intéressés par cet art. Il n’y a plus que les vieux qui viennent nous voir », regrette Monsieur He.

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Pendant que nous parlons, les acteurs arrivent les uns après les autres. Sans perdre de temps, ils commencent à se maquiller en se regardant dans des miroirs. Monsieur He les briefe sur la représentation du jour pendant qu’ils se préparent. Comme lui, la plupart ont plusieurs décennies d’expérience de la scène. Un assistant prépare les costumes.

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Le spectacle commence avec de la musique. J’aime le son du gong qui s’évanouit lentement : doïiiiiing… La représentation dure deux heures, au cours desquelles les parties de mah-jong et les conversations animées ne cessent jamais aux deux tables du fond. Quelques dizaines de spectateurs regardent la pièce en buvant du thé. Un petit groupe de jeunes est visiblement là pour la même raison que moi : ils veulent voir quelque chose de différent. Ils prennent quelques photos avec leurs smartphones, puis s’en vont.

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Quand je m’assieds par terre face à la scène pour prendre quelques photos en gros plan, une vieille dame me tend une feuille de papier pour que je m’installe dessus pour éviter de me salir. Les spectateurs semblent plus soucieux de mon bien-être que du spectacle. Ce sont probablement des habitués, des gens qui viennent ici tous les jours, et je constitue pour eux une petite distraction. La vendeuse de billets se promène dans les rangs en versant de l’eau chaude pour le thé. Elle me sourit.

Les acteurs se montrent très coopératifs. Ils me laissent aller en coulisses, me glisser au milieu d’eux pour prendre des images. Ils font ce qu’ils ont à faire sans se montrer perturbés.

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L’un d’eux, s’appelle Gao Qinying. Il a 75 ans et il est le fondateur de la troupe. Il est inquiet pour l’avenir. Le  public se fait de plus en plus rare, et il aimerait que les autorités soutiennent davantage ce genre de spectacle.

« Je ne pense pas que la troupe pourra survivre une année de plus », dit-il. « Avant il y avait cinq vieux amis qui venaient tous les jours et s’asseyaient au même endroit, au fond de la salle. Maintenant, ils ont tous disparu ».

La représentation terminée, les acteurs remettent rapidement leurs habits de ville. Monsieur He nettoie son maquillage avec une serviette, dit au-revoir à ses compagnons et retourne chez lui. Il reviendra le lendemain. Stella et moi redescendons l’escalier et nous éloignons à travers le tumulte du marché aux légumes.

Johannes Eisele est un photographe de l’AFP basé à Shanghai. Suivez-le sur Twitter (@johaynz). Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson (lire la version originale).

Johannes Eisele