Chorégraphies en sous-sol

, ou "confirmation par le doigt qui montre" à la station Ikebukuro en juillet 2013 (AFP / Toru Yamanaka)

TOKYO, 18 septembre 2013 – Si le métro, indispensable transport en commun des grandes métropoles du monde, est bien souvent une usine à déprime, le «Tokyo Métro» comme le rappellent sans cesse des enregistrements pour souhaiter la bienvenue à bord, est lui un transport… hors du commun, avec d'étonnants «danseurs» cabalistiques.

Comparé à Moscou ou Stockholm, ce n'est sans doute pas le plus beau métro du monde, mais c’est probablement le plus étonnant. Bienvenue au royaume souterrain du «kaizen», littéralement «l’amélioration permanente», une méthode, presque une philosophie, toute japonaise qui vise à toujours faire mieux et qui table pour cela sur le sens de la responsabilité, du travail bien fait, bref de l’amour du métier.

Petite démonstration. Huit heures du matin, sur le quai d’une grande station de métro tokyoïte. Il y a foule, c'est l’heure de pointe. Il faut savoir que les deux compagnies de métro qui opèrent à Tokyo, Tokyo Metro et Toei, drainent plus de huit millions de voyageurs par jour sur treize lignes! On peut être «sardinés» dans les wagons, mais sur les quais personne ne se bouscule. Ni les sortants auxquels un message par haut-parleur dit de faire attention, ni les entrants qui eux sont sagement en file indienne devant chaque porte grâce à des marques au sol. Il y en a même pour les aveugles, en relief sur les quais et tout le long des stations: des bandes rugueuses avec des petits plots. Tout naturellement, dans les escaliers tout le monde monte ou descend à gauche. Il suffit de lire les panneaux qui indiquent le «sens de circulation».

Le vrai spectacle est ailleurs.

Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.

La rame est annoncée par haut-parleur. Elles sont d’ailleurs très, très longues les rames du métro de Tokyo. Sur le quai, des hommes en uniformes bleus, casquette et gants blancs, sont en place: à chaque bout et au milieu de la station, figés face à la voie, genre automates à l'arrêt. La rame arrive. Au moment du grand chassé-croisé, les automates se mettent en marche, s'assurent que tout se passe bien, que personne ne court pour s'engouffrer au risque de se faire coincer par la porte automatique. Tous braillent d’ailleurs que: attention les portes vont se fermer! Attention où vous marchez, en plus du même message diffusé par haut-parleur. Au cas où...

Pousseurs en gants blancs

Jusque-là rien de très extraordinaire, dira-t-on. Sauf que déjà, contrairement à de nombreux métros à l’étranger où les stations sont désespérément vides de tout personnel, à l’exception de la compagnie peu attrayante de vigiles de sécurité en patrouille, il y a ici des employés partout qui veillent, surveillent, vous guident, vous renseignent et, aux heures de pointe, vous poussent énergiquement mais délicatement dans le wagon archibondé pour éviter que votre chaussure ou votre serviette se retrouve coincée dans la porte coulissante.

L’arrivée, l’arrêt et le départ d’une rame donne lieu à un rituel immuable, parfois toutes les minutes aux heures de pointe. Chorégraphie mystérieuse, gestuelle ésotérique, avec d'étonnants «danseurs», en gants blancs.

Un employé du métro de Tokyo aide une voyageuse dont le sac s'est coincé dans une porte (AFP / Toru Yamanaka)

Acte 1: sur le quai, avant l’arrivée de la rame, un employé voire deux tendent le bras, et dans un geste indéchiffrable de balancier, désignent de l'index un côté de la voie, puis l’autre. Histoire de s’assurer, geste à l’appui, que personne n’est tombé sur les rails.

A l’intérieur de la rame, les passagers ont été mis au courant par haut-parleur du nom de la station, des changements qui y sont possibles pour d’autres lignes, et même du côté d’ouverture des portes, un coup à gauche, un coup à droite.

Acte 2: dès que la rame s’immobilise, un préposé sort de la cabine du wagon de queue. Il est concentré, comme si le sort du monde dépendait de lui. Il se dirige alors vers un boitier fixé au mur muni d'un gros bouton. Avant de le presser pour déclencher une sonnerie annonçant la fermeture prochaine des portes, il le montre du doigt. «Ceci est un bouton et je dois appuyer dessus», semble dire l’index tendu. Puis le doigt appuie effectivement. Et avant de repartir vers son wagon, le préposé montre encore une fois le bouton du doigt. «J’ai bien appuyé sur le bouton». CQFD.

Pendant ce temps-là, à l’avant, le conducteur de la rame est lui aussi parfois sorti de sa cabine, tout aussi concentré sur sa mission, pour son propre rituel. Il ne se préoccupe pas du tout des passagers, et va se planter sur le quai à l’avant de la rame. Son index cette fois va pointer vers les quatre phares d’éclairage du wagon de tête. «Un, deux, trois, quatre, tout fonctionne». Et hop! Il remonte à bord.

Le conducteur Shunsuke Kawashima quitte le dépôt du métro de Tokyo à Koishikawa, en juillet 2013 (AFP / Toru Yamanaka)

Tout à l’autre bout du quai, son collègue, tête penchée à l’extérieur, appuie finalement sur un premier bouton qui ferme les portes, puis un second qui déclenche un signal chez le pilote: il peut démarrer, souvent en poussant, seul dans sa cabine, une exclamation rauque pour initiés.

Acte 3: La rame s’ébranle. A l'arrière, l’employé en gants blancs et casquette est toujours penché à la fenêtre, tel un conducteur de locomotive à vapeur. Il ne rentrera la tête qu’au tout dernier moment, lorsque son wagon s’engouffrera dans le tunnel, non sans avoir été militairement salué au garde-à-vous par le dernier employé en bleu sur le quai.

La "confirmation par le doigt qui montre"

Et là est le mystère: dès qu’il est entré dans le tunnel, l'employé du wagon de queue se retourne vers la station et alors, dans une grandiose et incompréhensible attitude il tend le bras et pointe un doigt ganté vers le quai qui s'éloigne. A-t-il vu quelque chose d'anormal? Fait-il signe à quelqu’un? Non, non. C’est juste l'épilogue de la pièce qu'il va inlassablement rejouer à la station suivante dans quelques minutes tout au plus, puis à la suivante, puis…

Façon de dire: nous avons quitté cette station et tout s'est bien passé.

Avant le départ d'un train à la station Ikebukuro (AFP / Toru Yamanaka)

Yoshida, un chauffeur de métro de 27 ans, explique: «Pour vérifier que tout fonctionne, on regarde d'abord, puis on nomme la chose à voix haute, et enfin on confirme en montrant du doigt». C'est le «yubisashi kakunin», littéralement la confirmation par le doigt qui montre.

Et chaque vérification se conclue invariablement par un «yosh!» plus ou moins sonore: c'est bon, c'est ok.

«De cette manière, rien ne peut nous échapper, on évite toute erreur d'inattention», continue Yoshida.

Une marge de 5 secondes

«C’est un métier où il faut être conscient de l’heure en permanence. On doit arriver à l’heure à chaque station avec une marge de 5 secondes. Même si on est un tout petit peu en retard, il faut faire en sorte de se rattraper à la station suivante».

Et cela fait aussi partie du rituel: tous les personnels à bord des métros regardent en permanence leur montre.

Des voyageurs disciplinés attendent le prochain train sur la ligne Marunouchi, en juillet 2013 (AFP / Toru Yamanaka)

Et si jamais, la rame s’arrête entre deux stations, vous aurez droit à un message du genre: «excusez-nous pour le désagrément, le train va bientôt repartir». Puis: «attention nous redémarrons».

Déconcertant, mais efficace et convivial comme, en surface cette fois, ces chauffeurs de bus ultra polis qui, micro devant la bouche, vous préviennent qu’on freine, qu’on va s’arrêter, qu’on redémarre, vous annoncent le nom du prochain arrêt… Et aux passagers qui descendent: «assurez-vous que vous n’oubliez rien, merci». Je vous jure que c’est reposant.

Emprunter métro de Tokyo n’est pas toujours une expérience paradisiaque. Se retrouver compressé au fond d’une rame pleine à craquer, le matin, peut se révéler physiquement éprouvant. Rares sont les Japonaises qui, dans ces moments d’oppressante promiscuité, n’ont jamais été victimes d’une agression sexuelle sournoise (d’où la généralisation des wagons réservés aux femmes pendant les heures de pointe). Et tard le soir, il faut supporter l’odeur de gnôle et parfois les vomissements de hordes de «salarymen» rentrant ivres morts d’une chaude soirée entre collègues dans une «izakaya» (taverne) ou un salon de karaoké.

Heure de pointe matinale à la station Ikebukuro en juillet 2013 (AFP / Toru Yamanaka)

Mais ici personne ne resquille, personne ne saute par-dessus les portillons. Il n'y a d'ailleurs pas de contrôleurs, c'est inutile. Et la plupart des stations ont des toilettes irréprochables, des kiosques à journaux qui proposent aussi des friandises et des en-cas, des distributeurs de boissons fraîches et chaudes. Dans les wagons, vous n’aurez jamais à supporter la conversation privée de gens hurlant dans leur portable: l’obligation de mettre les téléphones en «manner mode» (le «mode poli», entendez le mode silencieux) est unanimement respectée. En revanche, pas de problème pour consulter votre courrier sur votre mobile: les vols à la tire sont inexistants. Vous pourrez même imiter les Japonais et vous endormir profondément en laissant votre sac sur le porte-serviette au-dessus de votre tête: aucune chance qu’il ait disparu quand vous vous réveillerez.

Et si jamais vous n'avez pas payé la somme correcte, ne craignez pas une amende. Il vous suffit simplement d'aller voir un autre préposé spécialisé dans «l’ajustement tarifaire», auquel on paye la différence avec le tarif prévu pour un trajet donné.

Voyageurs endormis dans une rame de la ligne circulaire Yamanote à Tokyo, en juin 2008 (photo: AFP / Philippe Lopez)

Jacques Lhuillery est le directeur du bureau de l'AFP à Tokyo.