Ces collègues cachés dans les bibliothèques
Paris - Dimitri Marguerite était un journaliste d’agence de presse prometteur. Cultivé, un brin idéaliste, refusant de se laisser enfermer, lui qui s’était reconverti après une première carrière de lobbyiste adorait les enquêtes minutieuses. Il se rêvait romancier. Il nous a hélas quittés trop tôt, tué dans un accident de la route à 26 ans, en 2016.
Dimitri n’existe pas. C’est un personnage de fiction, le protagoniste de Comédies françaises, huitième roman d’Éric Reinhardt paru fin août chez Gallimard, récompensé (ex aequo) le 17 novembre du prix du roman français des Inrocks. Enfin la consécration littéraire pour nous, soutiers de l’information? Dimitri, en vérité, n’est pas le premier “agencier” de l’histoire du roman. Il a de nombreux prédécesseurs, qu’on ne rencontrera que dans la littérature.
Dans L’Hiver de la grande solitude en 1971, l’Albanais Ismaïl Kadaré fait atterrir à Tirana un reporter de l’AFP spécialiste du Bloc de l’Est. Il n’a pas d’autre nom que «le journaliste français de l’AFP» ou «le correspondant de l’AFP». Un peu arrogant, parfois naïf, se débrouillant avec le russe à une époque où l’Albanie prépare son schisme avec l’URSS, ce personnage secondaire du roman hésite dans sa description des tiraillements entre deux régimes communistes sur le point de rompre l’un avec l’autre. Doit-il rester prudent, ou dire franchement la gravité de cette crise diplomatique?
Le journaliste est souvent le témoin idéal des soubresauts de l'Histoire. Comme Philippe Lormeau, auquel Joël Raguénès donne vie dans dans L’Instinct du prédateur en 2011. Correspondant de l’Agence France-Presse, il se rend au Zimbabwe pour interviewer son président, Robert Mugabe, alors octogénaire.
Le roman s'attarde longuement sur le face à face tendu pendant lequel ce journaliste expérimenté s’interroge sur les risques qu’il prend à chaque fois qu’une de ses questions pourrait froisser son interlocuteur. Lormeau, aspirant romancier lui aussi, un brin naïf, y apparaît comme un bon connaisseur de la géopolitique africaine.
«J’ai choisi un journaliste de l'AFP parce que pour moi ce sont les plus sérieux des journalistes, et parce que ce sont eux qui s'occupent des questions internationales. Lormeau est le personnage que je préfère dans ce livre. Le roman raconte l’histoire de trois amis d’enfance, dont deux sont rivaux en affaires et en amour. Lui, le troisième, essaie d'éviter qu'ils se rentrent dedans. Je retranscris des choses qui me sont arrivées en Afrique à travers des héros imaginés. J’ai travaillé dans certains pays où j'ai été interdit de séjour, d’autres où j'ai été arrêté, où j’ai vu des amis se faire dépouiller… Quand il interroge Mugabe, évidemment que Lormeau a peur qu’il lui arrive quelque chose. Personne ne sait où il part pour cette interview: il n’a pas le choix, on l’emmène. Des aventures comme ça, tous les journalistes en vivent quand ils sont en poste en Afrique. C'est un métier que je n'aurais pas aimé exercer, tellement il faut faire attention de savoir où on met les pieds», confie l’auteur.
En 2011 également, Roland C. Wagner introduit une journaliste AFP dans son uchronie sur l’Algérie, Rêves de gloire, où le général de Gaulle a été tué dans l’attentat du Petit-Clamart, et Alger est devenue au XXIe siècle une enclave française autonome au milieu d’une Algérie indépendante. Elle s’appelle Sabine, et elle explique: «D’habitude, je suis dans les bureaux au siège de Paris, mais le correspondant d’Alger a dû rentrer en France précipitamment et on m’a proposé d’assurer l’intérim jusqu’à son retour».
Curieuse, vive, voulant profiter des plaisirs nocturnes d’Alger, Sabine est déterminée dans son métier. L’auteur évoque dans sa fiction une agence qui «avait heureusement recouvré son indépendance par rapport au pouvoir» après avoir été «pendant deux décennies la voix servile de son maître, reproduisant avec une fidélité exemplaire la propagande du Président-Général». Dans la réalité, une loi de 1957 a consacré son indépendance éditoriale.
Marc Lambron, dans Étrangers dans la nuit, en 2001, met également en scène un journaliste de l’AFP passé par Alger, Jacques Carrère. Il a commencé en Indochine en 1953 et finira au Sud-Vietnam en 1967, où travaille son collègue Brovelli, correspondant permanent à Saïgon (l’actuelle Hô Chi Minh-Ville). Dans des mémoires fictionnels, d’un style sobre et riche en détails véridiques comme il convient à sa profession, Carrère relit ses notes de 1960, époque où il est en poste à Rome. «J’écrivais des dépêches très factuelles pour l’AFP. Ce sont des écoles de la coupe». Ce qui est juste, d’autant plus à cette époque où les limitations des moyens de transmission obligeaient à peser chaque mot.
«Quand on veut faire un roman cinétique comme celui-là, qui raconte les années 1960 à Rome, à New York, au Vietnam, l'idée du reporter AFP est naturelle», explique l'académicien. Il y a une mythologie du grand reporter, comme Bodard, Lartéguy, Schoendoerffer. Tous ces types-là avaient d'assez belles gueules, ils sont entre le GI et l'écrivain. C'est un très bon alibi pour faire se promener le personnage dans le monde entier. Et l’AFP à cette époque c’est de la presse écrite, donc on peut lui prêter des qualités d'écriture à la Joseph Kessel ou Yves Courrière, qui sont les modèles (...) De mes romans c'est celui qui a été le plus traduit, en russe par exemple, ce qui avait été une bonne surprise».
L’AFP est aussi entrée dans la littérature américaine populaire grâce au roman d’espionnage de David Ignatius, Body of Lies (2007), traduit par Une vie de mensonges. «Un article de l’Agence France-Presse fut le premier à révéler qu’Alice Melville avait un petit ami qui occupait le poste des questions politiques à l’ambassade américaine. L’AFP citait sans le nommer un diplomate occidental».
Le traducteur français, curieusement, enlève le trait d’union qu’Ignatius, par ailleurs journaliste réputé, avait eu raison de mettre à France-Presse. Body of Lies a été adapté au cinéma, avec Leonardo DiCaprio, sous le titre Mensonges d’État. Je suis allé vérifier: l’AFP n’est pas mentionnée dans le film.
Je ne résiste pas au plaisir, enfin, de citer Le Silence des vivants de Jacques Baudouin. Il fut, il y a une vingtaine d’années, le premier écrivain et éditeur que je rencontrai, moi qui avais grandi dans un endroit où on n’en croisait jamais. Ce thriller de 2013 contient une dépêche AFP, amusante à lire avec l'œil du professionnel. Elle commence par:
LEAD : Six Français assassinés en République démocratique du Congo – Un correspondant de l’AFP sur place rapporte qu’un groupe de géologues et d’ingénieurs français aurait été assassiné au Nord-Kivu, province septentrionale de la République démocratique du Congo. Leurs corps auraient été découverts sur le site d’une mine de coltan.
Le romancier ne s’en tire pas si mal dans cet exercice très normé qu’est la dépêche d’agence. «Quand j'étais au cabinet de Bernard Kouchner au Quai d’Orsay, j'ai souffert à cause de dépêches AFP! À cause de certains leads [premiers paragraphes] qui étaient orientés ou malvenus… Mais bon, je sais bien qu’il faut qu’un lead soit accrocheur. (...) C'est un exercice où je me suis beaucoup amusé. Le Silence des vivants est un roman d'espionnage mais pas seulement, il montre aussi les coulisses du pouvoir. Il avait bien marché, notamment il avait beaucoup amusé certains diplomates».
C’est là que Reinhardt se montre original. Son Dimitri Marguerite ne ressemble en rien aux correspondants mythiques du XXe siècle: il débute, parmi la masse des journalistes du siège parisien. Éric Reinhardt m’en a parlé en marge du festival littéraire Correspondances à Manosque.
«Je savais, compte tenu de la thématique du livre, qu’il y aurait beaucoup d’ironie, de sarcasme, d’attaques, et je trouvais intéressant que ces charges ironiques, et donc un peu simplificatrices, soient émises par un personnage de 27 ans. Il est libre, très sincère, très engagé dans ce qu’il fait. Comme je souhaitais que ce personnage ait un parcours assez élitiste, tout en étant issu de la classe moyenne, pas de la bourgeoisie, car vraiment je voulais un parcours de méritocratie républicaine, le poste de journaliste m’a semblé assez pertinent», explique l'écrivain, qui doit aussi ses connaissances sur l'AFP à sa «très grande amie» Véronique Decoudu, correspondante de guerre au Vietnam et en Yougoslavie notamment.
«Il y a quelque chose d’important pour moi, c’est d’être vraisemblable et crédible pour ceux que ça concerne directement. C’est vraiment obsessionnel (…) Le principal c’est de poser un cadre, et s’il avait été journaliste au Nouvel Obs, on m’aurait dit: au Nouvel Obs, à 27 ans? Et comme il n’y a pas de scène véritablement à l’AFP, puisque je suis hors champ, je n’ai même pas éprouvé le besoin d’y aller, dans les bureaux».
Effectivement, pas un détail ne transparaît de l’environnement dans lequel travaille Dimitri. Il faut croire que nos open spaces, notre désordre prosaïque de carnets de notes et de crayons, de dossiers de presse et de livres, de tasses à café, d’écrans et de câbles électriques, tels qu’on les voit dans certains films hollywoodiens, ne valent pas pour la littérature les scènes d’action d’un journaliste de terrain.
David Lory, graphiste au service Infographie et innovation a réalisé les illustrations, des peintures à l'huile, pour accompagner ce récit.