Au royaume abandonné de la folie

WESTON (Etats-Unis), 20 sept. 2013 – Je regarde l’immense bâtiment en face de moi et j’opte pour un objectif de 16 millimètres. Je veux faire tenir toute la façade dans le cadre et, en plus, les petits nuages blancs qui flottent dans le ciel bleu. C’est une magnifique journée d’été. Le Trans-Allegheny Lunatic Asylum a l’air parfaitement paisible, photogénique.

Je me trouve à Weston, au fin-fond de la Virginie Occidentale. A quatre heures de voiture de Washington, sur une route à quatre voies à travers les Appalaches et quelques villes sinistrées du pays minier. C’est un ami sur Facebook qui, le matin-même, m’a affirmé que l’attraction principale de cette bourgade reculée n’est pas le festival de jazz pour lequel je suis venue, mais bien l’ancien hôpital psychiatrique actif de 1864 à 1994, et dont j’ignorais jusque-là l’existence.

AFP / Eva Hambach

Je suis piquée par la curiosité. Fascinée par les pelouses parfaitement tondues et l’architecture gothique du bâtiment principal, je m’approche avec mon appareil photo. Je change d’objectif et je zoome sur les détails. Et puis, alors que j’avance, j’aperçois des infirmières à l’intérieur de l’hôpital. Euh… il est censé être désaffecté depuis presque vingt ans, non ?

Je ne tarde pas à apprendre que ces infirmières sont en fait des guides touristiques déguisées. Elles m’accueillent avec chaleur. Est-ce que je préfère le tour historique de 90 minutes ? Le tour «paranormal» de deux heures? Le tour spécial «guerre de sécession»? Ou bien encore la «chasse aux fantômes» de huit heures pendant toute une nuit?

Je ne sais quel grain de folie chez moi me pousse à payer les 30 dollars de droit d’entrée et à signer le papier déchargeant les organisateurs de toute responsabilité en cas de mort ou de blessure accidentelle…

AFP / Eva Hambach

Ma sympathique guide vêtue de blanc m’explique que ce bâtiment de 22.500 mètres carrés, qui date du milieu du 19ème siècle, a été acquis récemment par un homme d’affaires lors d’une vente aux enchères. Ces curieuses visites organisées visent à lever des fonds pour restaurer et préserver un monument historique d’importance nationale. Bon, soit. Je ne suis pas ici pour porter des jugements…

La guide effectue pratiquement toute la visite en marchant à reculons. Elle me fait face en souriant constamment, me dit qu’elle ne veut pas prendre le risque de me perdre dans cet immense et lugubre complexe.

AFP / Eva Hambach

Elle débite des informations d’ordre historique, des anecdotes bizarres, des détails répugnants en tout genre. Les étages se suivent et se ressemblent. Nous traversons des salles décrépites, toutes recouvertes du même papier peint posé par les patients eux-mêmes.

Nous visitons des dortoirs vides, des cuisines abandonnées, des salles à manger fantomatiques, des cellules d’isolement…

AFP / Eva Hambach

J’apprends des choses sur le «Plan Kirkbride», un modèle architectural pour hôpitaux psychiatriques en vogue aux Etats-Unis au 19ème siècle. Le Trans-Allegheny Lunatic Asylum était un petit monde autosuffisant avec son centre médical, sa ferme, son système de distribution d’eau, son cimetière.

On pouvait y être interné pour «excitation politique», pour «troubles féminins», pour «faiblesse intellectuelle» ou encore pour «lecture de romans», en plus des maladies mentales classiques. La personne qui faisait interner le malade était la seule à pouvoir le libérer. L’infirmière qui envoyait un patient à l’isolement était, elle aussi, la seule à pouvoir l’en extraire.

A la fin du tour, dans une petite pièce un peu à l’écart, j’aperçois une cage humaine, une baignoire d’hydrothérapie, des seringues pour les cures de coma insulinique –une thérapie de choc utilisée jusque dans les années 1960, avant l’invention de médicaments efficaces comme les neuroleptiques– , une camisole de force et une chaise à électrochocs, des instruments médicaux pour saignées, des petites scies, des marteaux et des crochets utilisés pour les lobotomies.

AFP / Eva Hambach

J’étais venue ici par un bel après-midi d’été, le cœur léger, peu préparée à cette plongée dans l’enfer des asiles d’aliénés des temps anciens (mais pas si anciens que ça en fait...)

Le Trans-Allegheny Lunatic Asylum, plus tard rebaptisé Weston State Hospital, a accueilli jusqu’à 2.000 patients dans les années 1950. Il a définitivement fermé ses portes en 1994 parce que l’établissement ne répondait plus aux normes sanitaires, et n’était plus adapté aux formes modernes de traitement des maladies mentales.

En éditant mes photos, je décide de les transformer en noir et blanc. Ce choix reflète les sentiments de désarroi, de crainte, d’empathie et de désespoir qui m’emplissaient en quittant cet hôpital.

AFP / Eva Hambach

Eva Hambach est adjointe au directeur de la photo AFP pour l'Amérique du Nord à Washington. Sa série complète sur le Trans-Allegheny Lunatic Asylum de Weston peut être visualisée sur la base de données photo de l'AFP Imageforum.