Black Lives Matter: derrière la caméra
La mort de George Floyd a déclenché un séisme aux Etats-Unis, où des millions de personnes réclament depuis avec force des mesures contre le "racisme systémique". Nos reporters vidéo étaient en première ligne dans une quinzaine de villes américaines. Jihan Ammar, rédactrice en chef vidéo de l’AFP en Amérique du Nord, nous livre le récit, collectif, de ces journées chargées d’adrénaline et de questions sur le journalisme et la diversité.
Washington D.C. - "Nous nous préparions depuis 2016, oui, 2016. En ce début d’année 2020 notre équipe de vidéastes était en ordre de bataille pour couvrir la campagne électorale la plus suivie au monde, surtout depuis l’élection de Donald Trump dont le mandat sera remis en jeu en novembre. Notre équipe vidéo avait grandi, comptant une vingtaine de personnes, contre sept quatre ans plus tôt. Nous nous étions dotés d’une “Master control Room”, un centre d’opérations qui permet d’envoyer plusieurs directs simultanément. Nous avions aussi noué des relations avec des pigistes un peu partout aux Etats-Unis.
Le programme de nos reportages était prêt et nous étions enthousiastes. Et puis la pandémie est arrivée… premier signe que tout devrait être revu. Nous avons mis en place rapidement une rédaction virtuelle et notre réseau de vidéastes à travers le pays a tenu bon. Le 25 mai, le deuxième tsunami informatif de l’année s’est présenté: la diffusion de l’insoutenable séquence de 8 minutes et 46 secondes pendant laquelle George Floyd, un ancien agent de sécurité noir, s’étouffe sous le genou d’un policier.
Les plans de couverture de l’élection avaient déjà volé en éclat, mais ils ont eu leur utilité: nous avons pu nous appuyer sur tout le travail réalisé pendant des années pour renforcer notre réseau.
Très vite, nous avions des reporters vidéo sur le terrain à Minneapolis, d’où tout est parti, puis ailleurs dans le pays quand les manifestations contre les violences policières se sont propagées. New York, Los Angeles, Miami, Houston, Atlanta, Detroit, Seattle, Cleveland, Chicago, Las Vegas, Philadelphia, Washington DC.… Des images vidéo nous sont arrivées d’une quinzaine de villes, en peu de temps, grâce à nos reporters et au réseau des pigistes.
Les images étaient fortes, montrant parfois aussi des pillages. Nos reporters ont été formés au tournage au téléphone portable, pour nous permettre d’être plus agiles et en “immersion” avec les manifestants. C’était aussi plus sûr, en cas d’échauffourées. Les vidéos étaient souvent filmées en direct et retransmises par de grandes chaînes de télévision, y compris américaines.
Gilles Clarenne était le premier sur le terrain. “Pendant trois jours, les manifestations pacifiques de la journée débouchaient sur des scènes de pillage la nuit. Je suis passé d’un régime de confinement à Washington D.C. à l’immersion dans une foule de manifestants à Minneapolis !”, se souvient-il. “De la fumée s’élevait encore au-dessus de commerces calcinés lorsque je suis arrivé sur place, avec mon collègue photographe Kerem Yucel”.
“Peu de temps après nous étions devant le commissariat de police de Minneapolis: c’est ici que travaillait l'agent responsable de la mort de de George Floyd. Nous avons entendu le cri de ralliement des manifestants, le fameux We can’t breathe (On s’étouffe)”, m'a raconté Gilles: ce soir-là, les manifestants ont mis le feu au commissariat. Gilles a filmé en direct et nos images ont été retransmises à des millions de téléspectateurs dans le monde.
“J’ai tourné ces images tout en étant équipé d’un casque de protection et d’un masque à gaz. Et je garde gravée sur ma rétine l’image d’un manifestant en particulier, qui se faisait appeler Chicago --il préférait ne pas révéler son identité. L’homme faisait face aux policiers et leur criait: est-ce que vous croyez au privilège blanc ? J’étais moi-même un reporter blanc, arrivé de Belgique huit ans plus tôt”, m'a confié Gilles Clarenne.
Peu de temps après Gianrigo Marletta, basé à Miami, a rejoint Gilles. Il s’était porté volontaire pour Minneapolis où il est arrivé avec le photographe indien basé en Haiti Chandan Khanna. “Nous n’avons pas eu de mal à trouver le quartier des manifestations, une épaisse colonne de fumée s’élevait au-dessus du centre ville”, se souvient Gianrigo.
“La nuit tombait, écrit Gianrigo Marletta dans un texte pour ce blog: les batteries de l’équipement de transmission de Gilles étaient presque vides et nous nous sommes retrouvés au milieu des manifestants. J’ai pris le relais pour transmettre en direct. C’était une couverture mobile, sans pied pour la caméra, avec l’appareil d’émission de directs dans le sac à dos, la caméra dans la main, tout en tentant d’éviter les projectiles”.
“Il a fallu se garder de manifestants en colère, derrière nous, et de la police anti-émeute en général face à nous, tout en ayant à l’esprit les voitures incendiées… et en filmant de la manière la plus fluide possible. Ma mission n’a duré qu’une semaine, des jours qui m’ont paru s’étaler sur un mois. Bien que l’adrénaline était au plus haut, j’ai eu l’occasion de réfléchir en profondeur sur ce mouvement pendant ces sept journées passées à l’endroit même où George Floyd est mort. J’ai vu défiler des personnes de toutes les couleurs, âges, et préférences sexuelles, qui ont pleuré ensemble, prié, discuté. J’ai interviewé des manifestants qui, je l’espère, seront écoutés et entendus ici et ailleurs dans le monde”, écrit Gianrigo.
Pendant ce temps, au bureau, à Washington DC, où Jihan Ammar dirigeait les opérations, l’émotion a gagné l'équipe, se souvient-elle.
“Un souvenir m’a assaillie. Celui d’un “Post-Scriptum” dans une missive d’amour envoyée timidement à ma soeur au début des années 1980, lorsque nous étions en primaire, dans le Sud des Etats-Unis: Es-tu Blanche ou Noire?. En découvrant ces mots, j’ai compris que tout ou presque a un lien avec la “race” aux Etats-Unis. Dès l’école, la couleur de ta peau détermine de quel côté tu te places, avec qui tu déjeunes, et qui tu aimes. A mon époque, les cours d’histoire n’évoquaient pas les émeutes raciales des années 1920 aux Etats-Unis ou encore la journée de commémoration de l’esclavage.
Il m’a fallu attendre l’université pour découvrir ce pan de l’histoire américaine, en écoutant un professeur afro-américain présenter la question du racisme sous l’angle des enjeux de pouvoir qui la sous-tendent. Nous avons alors lu des auteures comme Toni Morrison et Alice Walker et regardé tous les films de Spike Lee. Les sujets liés à la cause noire étaient à la mode. Cela n’a pas pour autant changé le statu quo, autrement dit les nombreuses discriminations dont les Afro-Américains sont victimes.
Les huit minutes et 46 secondes de calvaire de George Floyd ont fait l’effet d’une étincelle ayant mis le feu aux poudres dans un pays déjà sous la pression du confinement et de l’explosion du chômage. Les manifestants n’avaient plus rien à perdre. La colère a explosé et s’est jouée de toutes les précautions imposées par la pandémie. Nous avons vite compris qu’un tournant historique était en train de se produire devant nous.
Les collègues de l’équipe venant de l’étranger ont dû apprendre en direct les nombreuses questions que ce sujet pouvait soulever aux Etats-Unis. La décision d’une freelance américaine blanche basée à la Nouvelle Orléans de ne pas couvrir une manifestation Black Lives Matter, estimant qu’il était préférable de trouver un journaliste noir pour le faire, a suscité un débat au sein de la rédaction. “Des reporters blancs peuvent-ils raconter correctement cette histoire?”, “notre rédaction est-elle assez diversifiée ?”, ont été certaines des questions posées.
Sur le terrain, nous avons veillé à interviewer plus de manifestants noirs que de blancs, afin de donner la parole à cette communauté souvent sous-couverte par les médias. Il était fréquent d’ailleurs de voir des manifestants blancs dire à des journalistes qu’ils préféraient ne pas parler et laisser la parole aux personnes noires.
Nous avons aussi tenté d’éviter les “experts” blancs pour les analyses du mouvement.
Le sujet était parfois très personnel, comme pour Salima Belhadj, cheffe adjointe de la vidéo en Amérique du Nord depuis 2019 qui m’a avoué avoir découvert en arrivant aux Etats-Unis qu’elle était une “femme blanche” mariée à un “homme noir”.
“Je n’aurais jamais pensé que je devrais un jour décrire ma famille de manière aussi binaire, et je n’aurais jamais imaginé me présenter comme "blanche" mais depuis que nous vivons aux Etats-Unis tout ou presque nous ramène à notre +race+” a-t-elle écrit pour ce blog. “L’administratif d’abord avec la case à cocher pour identifier la race à laquelle nous appartenons. Je n’ai pas de problèmes à cocher cette case... Mon seul problème à vrai dire c’est que je ne me retrouve dans aucune des options proposées, car “Africain” ou “Arabe” n’y figurent pas. Je suis Française mais "white" ne me correspond pas pour autant alors je ne coche rien. Pour mon mari c’est une autre histoire, il sait exactement quelle case cocher et il a réalisé que cette croix signifiait aussi qu’on pouvait vouloir sa mort aux Etats-Unis”.
“Jusqu’à présent aucun de nous deux n’a pu regarder la vidéo de la mort de George Floyd jusqu’ à la fin… Face à l’image de cet homme allongé, face aux regards froids des policiers, mon mari a estimé qu’il n’était pas en sécurité. Être noir est un vrai problème dans ce pays, m’a-t-il confié. J’étais soulagée, pour une fois, de ne pas avoir à être sur le terrain pour couvrir cette actualité qui me touchait directement.
“Un moment m'a particulièrement marquée, poursuit Salima: à Minneapolis au lendemain de l’incendie du commissariat, un jeune homme fait face à une lignée de policiers, il leur exprime sa colère. C’est l’homme remarqué aussi par Gilles, Chicago. Cette scène m’a tout de suite fait penser aux premières minutes du film « La Haine » du réalisateur français Mathieu Kassovitz, filmées dans mon quartier, Les Sapins de Rouen (nord-ouest de la France) en 1994 lors d'émeutes après la mort d’Ibrahima Sy dans une course poursuite avec la police.
Dix ans plus tard j’ai interviewé le père d’Ibrahima. Il se battait pour faire reconnaître la responsabilité de la police dans la mort de son fils. J’ai commencé à interviewer Monsieur Sy avec un collègue, mais j’ai du quitter le studio en larmes bien avant la fin. Sa tristesse me touchait au plus profond. C’était un père immigré comme mon père, c’était mon quartier, il était trop proche de moi, le recul était impossible. Je ne suis donc pas forcément favorable à ce qu’un sujet comme celui-ci soit forcément ou exclusivement traité par des journalistes de couleur.
Avec George Floyd l’empathie a été universelle, ressentie par Noirs ET Blancs. Désormais quand nous nous balladons en famille dans Washington, poursuit Salima, nous croisons des Américains, “blancs”, qui nous regardent moi, mon mari, et nos deux petites métisses. On entend dans leur regard insistant “nous vous aimons”.
Récit de Jihan Ammar, avec Salima Belhadj, Gilles Clarenne, Gianrigo Marletta. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer