Pudeur et dignité dans Katmandou en ruines
KATMANDOU, 28 avril 2015 – Cela fait deux heures que nous sommes face à cette maison effondrée, dans le quartier Balaju de Katmandou. La famille qui l’habitait a pris la fuite quand le tremblement de terre a frappé, deux jours plus tôt, mais deux personnes manquent à l’appel : la jeune Prasamsah, 14 ans, et sa tante âgée de 38 ans. Debout à proximité, la famille regarde anxieusement les secouristes qui fouillent les décombres à la recherche des disparues.
Sous nos yeux, c’est toute la vie de ces gens qui sort de la maison objet par objet, entre les mains des sauveteurs : les portraits des ancêtres, un fer à repasser, un vieux magnétoscope, une photo de Prasamsah que son père dépoussière et se met à serrer contre lui... Avec mes collègues, le reporter texte Bhuvan Bagga et le photographe Prakash Singh, nous nous identifions rapidement à cette famille. Comme eux, nous voulons croire que tout cela finira bien, que Pramsamsah et sa tante seront bientôt extraites vivantes des ruines de leur maison.
Quand un sauveteur vient finalement annoncer la terrible nouvelle, que le corps de l’adolescente a été retrouvé sans vie, c’est un coup pour notre moral à nous trois aussi. Et soudain, nous n’osons plus regarder dans les yeux ces gens dont nous avons partagé l’angoisse et l’espoir plusieurs heures durant. Nous n’osons même plus nous approcher d’eux pour faire notre travail, les interroger, les filmer, les photographier… Je me dis que si ma fille venait de mourir, je n’aurais pas envie qu’on vienne me braquer une caméra sous le nez pour filmer mes larmes. Nous ne savons plus quoi faire.
Prakash s’en sort en prenant quelques photos au téléobjectif. Je me force à filmer deux ou trois plans éloignés, presque à la sauvette.
Car bien sûr, il faut montrer. Le bilan du séisme du 25 avril au Népal s’élève déjà à plus de cinq mille morts et il sera sûrement beaucoup plus lourd. Chacune de ces victimes était un être humain avec sa personnalité, son histoire, ses proches… Alors oui, il faut filmer, photographier, raconter pour toucher le public, ne pas réduire cette catastrophe à des informations officielles et à des chiffres abstraits. C’est juste qu’il y a des moments où pour faire son métier, il faut se faire violence...
C’est la deuxième fois que je couvre une catastrophe naturelle majeure. La première, c’était à Tacloban, aux Philippines, après le passage du typhon Haiyan en novembre 2013. Les Philippins avaient une façon complètement différente de réagir à la tragédie: ils s’efforçaient d’abord de sourire, mais bien souvent leur visage se décomposait et ils finissaient par fondre en larmes devant moi. Alors que ce qui m’impressionne chez les Népalais, c’est leur pudeur. Ils ne se forcent pas à sourire, mais quand le drame les atteint ils se prennent le visage entre les mains, regardent par terre, essayent à tout prix de cacher leur chagrin…
Main plaquée sur la bouche
C’est particulièrement frappant dans les hôpitaux : même dans les salles bondées de blessés graves, d’enfants qui souffrent, personne ne craque. Une fois seulement, j’ai vu une femme qui hurlait de désespoir, avant qu’un proche ne finisse par lui plaquer sa main sur la bouche.
Filmer le désespoir de ces gens n’en est que plus compliqué. Quelqu’un qui crie, qui pleure, c’est quelqu’un qui appelle à l’aide, et j’ai moins d'hésitation à braquer ma caméra sur lui que sur une personne qui cherche absolument à se montrer digne, à dissimuler ses sentiments...
Mais dans un sens, couvrir le tremblement de terre au Népal est aussi moins éprouvant que ne l’avait été ma mission aux Philippines après le typhon. Il n’y a pas tous ces cadavres en décomposition amoncelés dans les rues, ni cette odeur de mort omniprésente qui m’avait frappé dès ma descente d’avion à Tacloban : les corps extraits des décombres sont très rapidement incinérés comme le veulent les traditions bouddhiste et hindoue, les deux religions prédominantes au Népal.
Les répliques font chanceler la ville
En revanche, le travail ici est plus dangereux, à cause des répliques violentes qui se produisent tout le temps. Peu après notre arrivée, dans la matinée du dimanche 26 avril, nous venons à peine de sortir d’un hôpital où nous avions réalisé un reportage sur les survivants quand une secousse de magnitude 6,9 fait chanceler la ville autour de nous. Dans la rue, les patients qui avaient survécu au pire et qui venaient à peine de sortir de l’hôpital, parfois en fauteuil roulant, se mettent à paniquer, s’enfuient dans tous les sens. Le spectacle est vraiment effrayant.
Le soir venu, toute l’équipe de l’AFP préfère s’entasser dans notre bureau de Katmandou plutôt que dans les chambres que nous avons réservées dans les étages supérieurs d’un grand hôtel. La sécurité passe avant le confort, et de toutes façons nous sommes infiniment mieux lotis que tous ces habitants qui ont perdu leurs maisons ou qui ont trop peur d'y retourner et qui dorment sous la tente dehors, dans le froid. Je pense à eux. Leur calvaire risque de se poursuivre pendant des semaines. Deux ou trois grosses répliques se produisent pendant la nuit. Tout bouge, les lumières s’éteignent. A moitié endormie, j’ai l’impression de faire un mauvais rêve.
Immeubles en danger d'effondrement
Ce mardi matin, le photographe Prakash Singh et moi partons prendre des images en hauteur de la place du Darbâr. Il nous faut des plans de ce type, pour montrer toute l’étendue des dégâts causés par le séisme aux monuments historiques qui entourent ce haut lieu de la capitale népalaise. Nous entrons dans un immeuble avec l’intention de monter jusqu’en haut, mais un habitant essaye de nous en dissuader : trop dangereux, il suffirait peut-être d’une nouvelle réplique pour que le bâtiment s’effondre pour de bon.
Pourtant, il finit par nous laisser entrer et deux autres habitants nous escortent même jusqu’au dernier étage. Au passage, dans les escaliers, je vois des armoires défoncées, de profondes fissures dans les murs. Ce n’est pas rassurant. Nous ne restons en haut le temps strictement nécessaire à nos prises de vues.
Des journalistes par centaines
L’autre complication de la couverture de ce tremblement de terre, c’est qu’il y a énormément de journalistes. Comment raconter l’histoire quand des centaines de personnes cherchent à faire la même chose ? Heureusement il y a le réseau AFP, qui fait toute la différence. C’est une chance inestimable que d’avoir déjà une structure sur place, des collaborateurs népalais qui connaissent bien leur pays comme les cousins Paavan et Prakash Mathema, respectivement reporter texte et photographe.
L’autre réflexe pour essayer de faire un travail original, c’est de se laisser porter, d’éviter de s’astreindre à des projets trop rigides comme chercher absolument à filmer une séquence à l’hôpital, une séquence de décombres, une séquence de sauveteurs, etc. mais de sortir au hasard, de parler aux gens, de prendre ce que tu peux trouver.
En octobre dernier, j’étais venue au Népal en vacances, en tant que simple touriste. J’avais admiré les monuments plusieurs fois centenaires qui faisaient toute la magie de Katmandou. Aujourd’hui, la plupart ont été pulvérisés. La nature l’a emporté sur l’histoire. Cela fait très bizarre de parcourir les ruines de cette ville que six mois plus tôt j’avais connue resplendissante. Cela fait mal au cœur aussi. Bien sûr, la destruction du patrimoine historique passe au second plan face à tous ces drames humains provoqués par la catastrophe. Mais c’est aussi une des principales ressources du pays qui s’est effondrée. Quelles seront les conséquences à long terme?
Agnès Bun est une reporter vidéo de l’AFP basée à New Delhi, qui fait partie de l’équipe multimédia envoyée par l’agence au Népal après le séisme du 25 avril 2015. Lisez également le récit des journalistes Roberto Schmidt et Ammu Kannampilly, pris dans l'avalanche qui a déferlé sur le camp de base de l'Everest lors du tremblement de terre.