Au pays des fruits - bijoux
(AFP / Roland de Courson)
TOKYO, 28 oct. 2013 - La première fois que je suis arrivé au Japon, en avril 2012, j'avais emporté deux kilos de cerises que j'avais achetés dans un supermarché en France, en les enfournant à pleines poignées dans un sac en plastique. Je ne savais alors pas que je voyageais avec un trésor.
Car ici, au pays des cerisiers en fleurs, mais des cerisiers sans fruits, ces succulentes petites boules rouges sont hors de prix, et font l’objet d’une incroyable attention. Comme tous les fruits d’ailleurs.
Je destinais ce «trésor» de bigarreaux au bureau de l’AFP que j’allais intégrer deux mois plus tard. Le Japon est le pays des omiyage (prononcez: omiyagué), ces petits cadeaux aussi fréquents qu’indispensables au lien social. En tout cas ma cargaison n’a pas fait long feu. Comme si une nuée de merles s’était abattue dessus.
Je me suis rapidement aperçu qu’à Tokyo le slogan des «cinq fruits et légumes par jour» seriné sur toutes les chaînes de télévision en France pourrait vite ici s’avérer «yenivore». Mais avant d’être bassement matériel et de parler argent, pensons beauté.
Il m’a suffi d’aller flâner dans quelques grands magasins du centre-ville, Mitsukoshi, Matsuya, etc. pour découvrir que le monde des fruits «à la japonaise» est aux antipodes du nôtre. En arrivant devant le rayon fruits, je me suis franchement demandé si je ne m’étais pas trompé: on se serait cru dans une bijouterie! Eh bien non, c’était bien des fruits, présentés, emmaillotés, dorlotés, chouchoutés, cocoonés.
Première découverte : les fruits se vendent souvent à la pièce. Les pommes, ou plutôt la pomme, est emmaillotée d'une résille de mousseline blanche pour éviter le moindre choc qui pourrait la taler. Pareil pour les pêches ou les poires. En plus de leur petit berceau de mousseline, elles sont emballées dans une fine boîte de plastique transparent.
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Les tomates aussi ont droit à leur petite robe de mariée individuelle. Et les grappes de raisin sont vendues à l'unité, quasiment comme des colliers sur un présentoir... Difficile d’imaginer pour un gamin qui grimpait dans le cerisier croulant de fruits de chez sa grand-mère, que quelques cerises, méticuleusement alignées dans une petite boîte en plastique, une petite dizaine à peine, peuvent se vendre ici 10 euros. Raffinement supplémentaire, les cerises sont soigneusement alignées avec la queue dans le même sens. Mais en matière de prix, je garde le plus décoiffant pour la suite. Là, on compte alors en centaines voire, dans certains cas délirants, en milliers d’euros.
Tout en contemplant les étals, je me demande ce que doit penser un Japonais tombant à la télévision sur des images d’agriculteurs français, italiens ou espagnols en colère et en train de déverser des tonnes de pêches, poires ou fraises sur la chaussée devant des préfectures ou des mairies. Sans doute frôle-t-il la crise cardiaque.
Des agriculteurs déversent des fruits au cours d'une manifestation à Perpignan, dans le sud de la France, en août 2009
(AFP / Raymond Roig)
On est ici à mille lieues de nos hypermarchés européens, règne du vrac, de la montagne végétale informe, de l’étal incliné débordant. Retirer un abricot du bas de l’étal peut provoquer une avalanche, quant à ceux du dessous, il est certain qu’ils ne correspondent en rien aux exigeants canons nippons de la beauté fruitesque.
Mais au fond, peut-être les Japonais nous envient-ils cette profusion désordonnée.
Par chez nous, le client, évidemment pressé, gare son chariot en double ou triple file et choisit ses fruits en les tâtant un par un. Sa main devient une redoutable pelle mécanique qui envoie ses prises sans ménagement au fond d’un sac. On fait ça au poids et au prix : le plus possible pour le moins cher possible, quitte parfois à tricher sur la balance. Et le plus vite possible aussi.
Ici c’est tout l’inverse : on prend d’abord son temps pour contempler, admirer. C’est souvent très cher et pour pas beaucoup. Raisin, pommes, poires, pêches, abricots sont «exposés». On a presque l’impression que les clients «pensent» le fruit avant de l’acheter. Il est vrai que les Japonais ont un rapport tellement fort avec la nature, qui pourtant n’est pas tendre pour eux. Je me souviens d’avoir été fasciné par justement… la fascination de promeneurs en extase qui déambulaient dans un jardin planté d’un nombre impressionnant de variétés de chrysanthèmes. Ils pouvaient rester des minutes entières en arrêt devant une fleur et la photographier sous toutes ses coutures.
Mais revenons à nos pêches, nos poires et nos melons qui doivent avoir des formes parfaites. Peu de chance de voir débarquer ici la dernière trouvaille de certains distributeurs européens pour combattre le gaspillage alimentaire: vendre des fruits et légumes difformes, des pommes tachées, des concombres tordus, des abricots tachetés par la grêle….
Mais où que l’on aille faire ses courses, le fruit reste cher. Commençons au bas de l’échelle: les milliers de konbini de Tokyo, ces géniales supérettes ouvertes 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. On peut aussi acheter des fruits à l’unité ou prédécoupés. C’est abordable, mais rapporté au prix au kilo, c’est déjà coûteux. Ainsi dans une barquette à près de 400 yens, tout de même 3 euros, vous aurez une rondelle de kiwi, deux quartiers d’orange, deux autres d’orange sanguine et quatre ou cinq morceaux d’ananas.
On peut également se contenter de quatre quartiers de pomme en sachet plastique à 198 yens, ce qui, mine de rien, vous met la pomme à 1,5 euro.
Mais en matière de prix, accrochez-vous au bastingage: en juillet dernier, une seule grappe de raisin «Ruby Roman», une variété originaire de la préfecture d'Ishikawa (centre-ouest) s'est vendue 400.000 yens, soit environ 3.000 euros! Ce qui met le grain, même s'il est gros comme une balle de ping-pong, à 82,30 euros…
Mieux: chaque mois de mai se déroule une vente aux enchères aux prix délirants pour deux melons parfaitement rond et sans le moindre défaut de la région de Hokkaido, la grande île du nord du Japon. Cette année la paire de Yubari, présentée dans des boîtes en bois comme des grands crus de Bordeaux, a été adjugée à 1,6 million de yen, près de 12.000 euros! Vous avez bien lu.
Même par temps de crise, les Japonais (pas tous, évidemment) ne regardent pas à la dépense pour acheter, et surtout offrir des fruits, un cadeau très estimé. «La plupart de nos clients achètent des fruits pour faire des cadeaux, c'est pour cela que nous recherchons les meilleurs produits à travers tout le Japon», explique Yoshinobu Ishiyama, gérant d'un magasin Sun Fruits dans le centre de Tokyo.
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Je ne peux m’empêcher de sourire en pensant à la tête que ferait, chez nous, quelqu’un chez qui on est invité à dîner si j’arrivais avec quatre pêches, une grappe de raison ou dix cerises…
«Il faut que les produits soient exceptionnels, et surtout délicieux au goût». Dans son temple fruitier carrelé de blanc et bercé d'une musique douce, M. Ishiyama ne vend pas de ces melons qui peuvent coûter le prix d'une petite voiture. Mais il offre tout de même du «Ruby Roman» à 31.500 yens la grappe, soit la bagatelle de 235 euros.
Plus «abordable»: cette énorme pêche blanche, parfaitement ronde et juteuse à souhait: 2.625 yens (20 euros), ou cette grappe de raisin muscat d'Alexandrie à 7.350 yens (55 euros).
Et sur une étagère dans une armoire réfrigérée trône le roi des fruits-cadeaux: le melon cantaloup, impeccablement sphérique, la peau zébrée de magnifiques résilles sans le moindre bobo: il s'affiche à 15.750 yens (118 euros).
Bien sûr, tout le monde ne s’offre pas ces onéreuses merveilles, et l'on peut toujours se rabattre sur le supermarché de base, mais tout de même: l'affection et/ou l'estime se mesurent au prix que l'on met dans ces fruits à offrir à des parents, des collègues, voire à son patron à l'été ou à la fin de l'année.
«De toute façon, vous n'oubliez jamais cette expérience de manger ces fruits extraordinaires, le prix s'oublie, la qualité reste», dit avec philosophie, et sans doute un portefeuille bien garni, Farhad Kardan, un client iranien rencontré chez Sun Fruits.
En tout cas, s’il y a bien une expression française qui ici n’a aucun sens c’est «se disputer pour des queues de cerises».
Jacques Lhuillery est le directeur du bureau de l'AFP à Tokyo.