Mémoire vive
Rabat (Maroc) -- « Mais pourquoi tu veux que je te raconte tout ça ? Ca n’intéresse personne, ces vieilles histoires ! ».
Ces « vieilles histoires » que Jean-Pierre de Latorre aime égrener quand il est de bonne humeur couvrent soixante ans de la vie au bureau de Rabat. 61 ans plus exactement, puisqu’il est entré à l’AFP le 6 septembre 1957 et a cessé toute collaboration, à contrecoeur, en début d'année.
Il le dit souvent: « l’AFP, c’est toute ma vie ». Il y a même rencontré son épouse, la belle Suzanne, à ses débuts, dans les premiers locaux de l’Agence à Rabat, avenue Mohammed V, les « Champs Elysées » de la capitale du Maroc.
C’est depuis une fenêtre de ce même bureau qu’il a vu « une marée humaine déferler vers le palais royal » le jour du décès du roi Mohammed V, le 26 février 1961: il a immédiatement alerté le technicien, qui a lui–même prévenu le chef de poste, Pierre Norgeux. Il n’était alors « qu’un tout petit opérateur», il fallait respecter l’ordre hiérarchique pour transmettre l’information.
Coursier, opérateur, technicien, commercial, administratif…. Pendant sa longue carrière, Jean-Pierre a exercé tous les métiers, « sauf journaliste ». Il se souvient de tout, lui qui se flatte souvent d’avoir « vu passer 21 chefs de poste». Il en a vu deux mourir dans des accidents de la route et trois se faire expulser pendant les « années de plomb », sous le règne d’Hassan II.
Au fil des ans, il a côtoyé « des types formidables et des enfoirés, des pingres et des généreux, des grandes plumes, des têtes brûlées et des gratte-papiers ».
Sa mémoire infaillible fourmille d’anecdotes, mais tout ne peut être raconté dans un blog officiel de l’agence. Il faut aller le voir et le questionner, il ne se fera sans doute pas prier: « je ne suis pas bavard, mais je parle facilement ». Avec une précision importante: «je suis pied-noir, il faut diviser tout ce que je dis par quatre».
Il a assisté, dans les coulisses de l’Agence, à la couverture des grands événements, comme la succession de Mohammed V, les coups d’Etat de 1971 et 72, la mort d’Hassan II, la grande marche des Marocains vers le Sahara occidental, l’avènement de Mohammed VI, les grandes manifestations du 20 février pendant le printemps arabe, et plus récemment, les mouvements sociaux soulevés par la mort tragique d’un poissonnier dans le Rif, au nord du Maroc.
Il se souvient encore du désespoir du rédacteur qui envoya par erreur un « flash » annonçant la mort d’Hassan II dans l’attaque lancée par les militaires sur le palais de Skhrirat en 1971, sans attendre l’appel du directeur de bureau parti sur place : «le pauvre, il ne s’en est jamais remis et en plus il est resté rédacteur deuxième catégorie jusqu'à la fin de sa carrière ».
Le coup d’Etat de 1972 lui vaudra la frayeur de sa vie: «le directeur, Jean-Marie Wetzel, m’avait demandé de l’accompagner au palais royal, on s’est fait coincer et on s’est retrouvé avec un fusil-mitrailleur pointé dans le dos ».
Sa carrière a commencé du temps des perforateurs de bande et des téléscripteurs, il a connu les premiers ordinateurs -- « des gros machins sans disquette ni disque dur » -- et les Tandys, les premières « consoles portables » qu'on reliait tant bien que mal au combiné des téléphones fixes avec des « bonnettes » de caoutchouc.
Il a aussi réceptionné les premiers téléphones mobiles: «au début, il y en avait un seul pour tout le bureau, le directeur le prêtait aux journalistes si besoin, tu imagines ?».
Il a posé des antennes, des récepteurs et des paraboles sur les toits des bureaux de l’AFP, des ambassades et des clients dans toute la région du Maghreb et en Afrique de l’Ouest. «Un jour, j’installais une parabole du consulat de France, dans l’ancienne résidence du Maréchal Lyautey, le toit s’est effondré sous mes pieds, je suis tombé dans une vieille baignoire », rigole-t-il.
C’est parce qu’il « ne voulait pas arrêter », après avoir pris sa retraite de technicien en 2000, qu’il a continué en proposant de prendre en charge la comptabilité, à mi-temps, avec un contrat de prestataire. « En soixante ans de carrière, je n’ai été absent que quelques jours », insiste avec fierté celui qui va fêter ses 80 ans en juin prochain.
Quand il a été recruté, en 1957, l’Agence était dirigée par Jean Marin. Claude Moisy, qui fut PDG de 1990 à 1992, faisait alors ses premières armes de journaliste, «avec sa tête de boxeur », sous la houlette du directeur de l’époque, Pierre Doublet. Le Maroc comptait deux bureaux, Rabat et Casablanca, avec 19 salariés, dont 6 opérateurs et trois coursiers.
Les opérateurs transmettaient sur des télex à bande perforée les textes rédigés à la machine à écrire par les rédacteurs. « La vitesse était de 50 bauds, soit 400 signes/minutes, tu te rends compte ? Aujourd’hui, tout se fait en instantané », dit-il en s’indignant qu’on puisse ne pas connaitre l’unité de rapidité de modulation ou le nom de son inventeur, l’ingénieur en télégraphie Emile Baudot (1845-1903).
Tout a commencé quand il a répondu à une annonce du journal « Le petit Marocain » pour une place de cycliste coursier à Casablanca. Il avait 18 ans. Il assure avoir été choisi «parce qu’il était le seul candidat à ne pas s’être présenté en shorts».
« Ma mère m’avait dit de porter un pantalon, j’ai bien fait de l’écouter», jubile celui qui se flatte d’avoir été « un cancre », de n’avoir jamais passé le bac et d’avoir échappé « à une vie de curé » après avoir été « viré » à 14 ans du petit séminaire de Rabat.
Arrivé à l’âge de deux ans au Maroc, il se souvient de l’époque où Rabat était « un gros village encombré de charretons tirés par des ânes ». Né en Algérie, il n’aurait « jamais pu vivre en France»: il est "chez lui" au Maroc. Ancien champion de planche à voile, il connait toutes les plages, les vagues et le vent, il a sillonné le pays en caravane, avec Suzanne.
Petit, il a vu passer le roi Mohammed V dans la rue, alors qu’il faisait du vélo devant la maison de ses parents. Adolescent, il admire la beauté des filles du Sphynx, un lupanar fréquenté par des célébrités, où son premier boulot de coursier l’amenait à livrer des plis. Une fois à l’AFP, ses itinéraires cyclistes changent : il distribue les bulletins économiques quotidiens aux banques de Casablanca.
Autodidacte, il passe son diplôme de « télétypiste » à la base militaire de Fez pendant ses 28 mois règlementaires sous les drapeaux. C’est comme ça qu’il a appris à « taper à l’aveugle, comme les vrais pros », ce qui lui permettra de prendre des vacations d’opérateur AFP le week-end avant de quitter l’armée. « A l’époque, je dormais dans une petite chambre que je m’étais aménagée au bureau », dit-il.
Il se souvient qu’à ses débuts, il fallait assurer une présence permanente au bureau pour « surveiller les téléscripteurs » entre 06H30 et 00h30, parce que des notes internes « à l’attention du chef de poste », accompagnées de « deux lignes de sonnettes », pouvaient arriver à tout moment pour alerter sur la diffusion imminente de papiers «sensibles » sur des sujets listés par les autorités marocaines.
« Un jour, un journaliste est intervenu trop tard, les premières lignes de la dépêche ont été envoyées aux clients locaux. La sanction a été immédiate: les transmissions du bureau ont été coupées pendant une semaine ». Ce sont les abonnés du fil hippique -- source importante de revenus pour l’Agence, à l'époque -- qui ont protesté le plus fort. Il leur fallait les résultats des courses en France pour assurer les paris.
Comme ailleurs dans le monde, le bureau local de l’AFP a pendant longtemps servi de point de chute aux envoyés spéciaux en quête d’informations ou de moyens de communication.
Parmi eux, Lucien Bodard et ses « immenses paluches », Jean Mauriac -- « pour lui, le palais royal déroulait le tapis rouge, des limousines assuraient ses déplacements» -- ou Michèle Cotta, venue couvrir l’affaire dite des « disparus du Sahara », un groupe de jeunes gens partis camper en décembre 1976 à l’extrême-sud du Maroc. C’est lui qui a transmis les photographies « par belino » sur cette disparition toujours inexpliquée.
Il demande à « réfléchir un peu » pour dérouler la liste des anciens directeurs: Pierre DOUBLET (1955-59), Pierre NORGEUX (1959-61), Pierre CHAUVET (1961-65), David DAURE (1965-69), Jean-Marie JUGE (1969-70), Jean Marie WETZEL (1971-74), Félix NAGGAR (1974-76), André DAVY (1976-79), Hubert LAVERNE (1979- 82), Hubert HAYE (1982-84), Mario FIORITO (1984-87), Pierre DIETSH (1988-91), Ignace DALLE (1992-96), Claude JUVENAL (1996-2000), Dominique PETTIT (2001-05), Sammy KETZ (2005-08), Hervé GUILBAUD (2008-10), Henri MAMARBACHI (2011-12), Guillaume KLEIN (2012- 15), Hervé BAR (2016-17).
Quand je suis arrivée pour la première fois au premier étage de la rue du Caire, c’est lui qui a ouvert la porte: «Je suis Jean-Pierre de Latorre. Bienvenue. Je travaille ici depuis 60 ans, j’ai connu 20 chefs de poste, tu es la 21eme, tu es la première femme et j’espère que ça se passera bien». Oui, cher Jean-Pierre, tout s’est bien passé, merci ! Et non, tu ne seras pas rétribué pour ce blog, ce n’est pas prévu, ce n’est pas une « pige ».