Venezuela : l’art de l’émeute
CARACAS, 31 mars 2014 - « Les boucliers devant, amenez les cocktails Molotov, attendez qu’ils tirent les premiers et quand ils chargent, balancez-les ! » Nous sommes aux portes de l’Université Centrale du Venezuela à Caracas. L’ordre est hurlé par un émeutier lambda, un de ces leaders qui s’imposent spontanément au milieu des manifestations violentes contre le gouvernement de Nicolás Maduro.
Il y a un mois, quand les protestations avaient commencé, les manifestants et les forces anti-émeutes ne semblaient pas boxer dans la même catégorie. D’un côté régnait le chaos et l’émotion. De l’autre, la tactique et l’organisation. Mais ces dernières semaines, les choses ont changé. Les manifestants ont évolué et maintenant, ils savent affronter « l’ennemi ».
Leurs adversaires, ce sont la police et la garde nationale. Les agents de ces deux corps sont bien entraînés aux techniques anti-émeutes. Ils savent tous qu’au plus fort des affrontements, chaque individu doit jouer un rôle en faveur du groupe. En première ligne se placent les boucliers, en deuxième ligne les fusils lance-grenades, et en troisième les hommes qui portent les munitions. A l’arrière, en réserve, un dispositif identique est prêt à prendre le relais au pied levé. Chaque groupe est dirigé par un commandant qui indique les coordonnées des tirs et donne l’ordre d’ouvrir le feu.
Côté manifestants, les banderoles, les sifflets et les chants des débuts ont été remplacés par les masques, les pierres et les boucliers improvisés. Au fil des jours, les protestataires ont élaboré des stratégies pour se mesurer aux forces de l’ordre. A l’avant se placent les boucliers, derrière eux les lanceurs de cocktails Molotov, et encore plus en arrière les « soigneurs » qui distribuent le lait de magnésie censé atténuer les effets des gaz.
Quand la police lance les gaz, les manifestants ne s’enfuient plus. Ils restent blottis derrière leurs boucliers bricolés à l’aide de tôles, d’antennes paraboliques ou de portes de frigo. Rapidement, on entend un cri : « Maalox ! » hurle quelqu’un, en référence au médicament utilisé par les protestataires pour diminuer l’irritation des yeux et de la peau. Aussitôt, un « soigneur » (ou, le plus souvent, une « soigneuse ») accourt et badigeonne le visage du souffrant à l’aide de sa bouteille de liquide laiteux.
A l’arrière du front, d’autres manifestants jouent un rôle tout aussi important : ce sont eux qui rebalancent les grenades de gaz lacrymogène en direction des policiers, ou qui surveillent les rues adjacentes pour prévenir les embuscades. Il y a également les simples spectateurs qui font bloc et qui filment des vidéos à l’aide de leurs téléphones.
En tant que photojournaliste, il me faut immortaliser le plus grand nombre possible de scènes illustrant les événements en cours. Cela m’oblige à passer constamment d’un camp à un autre : un jour du côté des manifestants, un autre jour du côté de la police.
« Attention ! En arrière ! Si on continue à avancer on va se faire baiser ! » hurlait un général de la police nationale le 10 mars dans une rue d’Altamira, un des quartiers les plus chics de Caracas qui s’est transformé en zone de guerre.
Ce jour-là, j’ai senti que les agents avaient peur. Derrière leurs boucliers, leurs gilets pare-balles, leurs protections et leurs lance-grenades, ils commençaient à éprouver une sorte de respect pour leurs adversaires. Dans l’autre camp, c’est désormais tout le contraire : les manifestants ont moins peur de la police. Ils s’approchent beaucoup plus près, leurs cocktails-Molotov brûlent les pieds des policiers, et les gaz lacrymogènes les affectent beaucoup moins qu’avant.
Tout cela commence à créer des brèches dans la discipline rigide des forces anti-émeutes. L’augmentation des initiatives individuelles, spontanées et démesurées, illustre les tensions et le désordre croissant dans les rangs de la police. Ces mouvements intempestifs sont durement réprimandés par les commandants d’unités : « Qu’est-ce que tu fous ? Reste dans la formation ! » Ou encore : « reste tranquille ! Arrête de tirer, on ne va plus avoir de munitions ! »
La plupart des « masques à gaz » utilisés par les manifestants sont improvisés à l’aide de grandes bouteilles de soda coupées en deux par le milieu, et souvent décorées à la peinture. Leur efficacité laisse certainement à désirer. Parfois, quand je porte mon masque professionnel dans la rue, j’entends les gens qui me crient : « eh, donne-le-moi ! » ou encore : « à nous aussi il nous en faut des comme ça ! »
Du côté de la police nationale bolivarienne, environ 80% des agents n’utilisent pas de masque. Certains le laissent ostensiblement accroché à leur ceinturon, et d’autres n’en apportent même pas. Un jour, j’ai demandé à un commandant pourquoi il en était ainsi. « Il faut supporter la bagarre. Nous disposons tous de masques à gaz, mais nous ne voulons pas les utiliser ». J’en ai conclu qu’il n’est pas bien vu, au sein de la police, d’utiliser un masque. C’est une sorte de code viril qui semble bien enraciné dans les esprits. Ce qui signifie que les agents souffrent autant des gaz lacrymogènes que les manifestants. Et, entrainement ou pas, les larmes coulent…
Les protestations vont-elles atteindre l’objectif que s’est fixé l’opposition vénézuélienne, à savoir, renverser le gouvernement Maduro ? Beaucoup de gens sont sceptiques. Une seule chose est sûre : la pluie de bombes lacrymogènes, de cocktails molotov, de pierres, de boulons et de bouteilles est en train de faire croître une nouvelle génération de manifestants, bien formée à l’art de l’émeute.
Leo Ramírez est photojournaliste de l’AFP à Caracas.