Comment j'ai marché sur la Lune
A BORD DE L'A300-ZERO-G, 28 mars 2014 (AFP) - C'était un rêve de môme, remontant à la lecture de la 17ème aventure de Tintin, « On a marché sur la Lune ». Trente ans et une nuit blanche plus tard, j'y suis: je vais aller dans l'Espace, enfin presque. Je vais expérimenter l'apesanteur.
Réveil à six heures. Il fait nuit noire encore à Bordeaux où, grand chance, les nuages ont déserté le ciel. A trente minutes de chez moi, attend, sur le tarmac de l'aéroport de Mérignac, l'Airbus A-300 Zero-G de Novespace.
L'avion est la seule manière pour l'homme de se soustraire aux effets de la gravité sans avoir à aller dans l'espace. Il n'est pas huit heures et j'attends ma piqûre de scopolamine. Vous avez bien lu scopolamine. Cette substance à la néfaste réputation en Amérique latine est utilisée notamment pour endormir les victimes de voleurs et autres délinquants. Là, il s'agit juste d'éviter le mal de l'air. Une dose standard et je suis prêt. On m'a quand même prévenu que risque d'être un peu « stone ». J'accepte quand même, pas question de gâcher les deux heures et demie de vol malade au fond de l'appareil.
Une heure plus tard, tout le monde a embarqué. Une quarantaine de personnes: vingt chercheurs qui viennent réaliser leurs expériences dans les conditions de l'apesanteur, des personnels de sécurité en vol, des pilotes, un médecin et l'encadrement de Novespace. Et un journaliste qui fait ce qu'il peut pour cacher son excitation.
Décollage, direction l'Atlantique, au sud des côtes bretonnes, une zone choisie pour son faible trafic aérien.
Au bout d'une vingtaine de minutes, annonce du pilote: « Première parabole dans dix minutes ». Etoiles dans les yeux, papillons dans le ventre. Ou l'inverse. Je serre ma caméra très fort, comme un doudou. On se détend.
Les scientifiques sont installés autour de leurs expériences et attendent la première parabole, dite « test ». Je m'installe dans la zone de « free floating » (ou zone d'évolution libre, pour faire long et français) : un espace de quelques mètres carrés matelassés et entourés de filets.
Le vol parabolique est une manœuvre aérienne qui consiste, pour faire court, à reproduire la trajectoire d'un objet jeté en l'air. Au sommet de cette trajectoire, ou parabole, l'objet sera en chute, ou autrement dit en apesanteur. Il est ici question de faire la même chose mais à l'échelle et à la vitesse d'un avion en vol.
Me voilà donc prêt à jouer le projectile. Deux compagnons de vol vont vivre aussi cette première expérience en même temps que moi. Un Anglais et un Allemand âgés d'une trentaine d'années qui travaillent sur la mise au point d'une combinaison pour l'espace ou « skinsuit ».
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Phase dite du "cabré" : l'avion monte avec jusqu'à 47 degrés d'inclinaison, soit trois fois plus que lors d'un décollage classique. Ça fait beaucoup. On se retrouve à subir 1,8g, c'est-à-dire 1,8 fois son propre poids. Je suis comme cloué au sol dans la zone de « free floating » et recompte dans ma tête le nombre absurde de tartines ingurgitées le matin pour me donner du courage. Je le multiplie par 1,8. Là aussi ça fait beaucoup.
J'entends la voix étouffée du pilote dans le haut-parleur annoncer les étapes : « 30 degrés. 40 degrés. Injection ! ». Comprenez, injection sur la parabole. On y est. Bye bye la gravité.
Je vole. Je ne pèse plus rien. Le cerveau cherche à comprendre ce qui se passe, et qui lâche l'affaire. Profite. L'Anglais et l'Allemand se filment façon selfie avec leur smarphone et commentent leurs sensations.
« Oooh, oh p... » Il n'y a pas grand-chose d'autre à dire
Moi je me dis que c'est un peu comme quand on roule sur une bosse en voiture. Le cœur qui se soulève l'espace d'un instant. Là c'est pareil, mais ça dure plus de vingt secondes. Et tout le corps décolle. On sourit, bêtement, en se sentant pousser des ailes.
« Oooh, oh p... » Il n'y a pas grand-chose d'autre à dire.
Vingt-deux secondes, précisément. Le temps pour les pilotes de ramener l'avion à l'horizontale après l'avoir guidé sur cette fameuse parabole. « Ressource », disent-ils, pour annoncer le retour à la normale.
Il faut reprendre ses esprits et se préparer à tourner toutes les séquences nécessaires pour le reportage: les différentes expériences embarquées, les interviews, le cockpit... Le tout pendant les trente paraboles restantes. 30x22 secondes: onze minutes au total.
Equipé d'un baudrier je m'attache aux sangles qui courent le long du sol de la cabine. Si ceux que je filme sont en lévitation, j'ai pour ma part intérêt à garder les pieds sur terre, sans quoi les téléspectateurs auront la nausée.
Jambes fléchies, campé sur mes appuis, je filme pendant la phase de cabré. Je pèse deux fois mon poids, la caméra aussi. « Injection ». Malgré mon harnachement, je perds mes appuis et me retrouve en l'air, une main sur la caméra, l'autre dans le vide à chercher un appui qui n'existe pas. Je parviens enfin à retrouver l'équilibre pour éviter une mauvaise chute à la fin de la parabole.
Il faudra quelques autres essais pour piger le truc, mais au final, je maîtrise l'exercice. J'enchaîne une vingtaine de paraboles attaché par le baudrier, une main en appui vers le haut pour m'empêcher de décoller de manière intempestive pendant les phases de micropesanteur. Interview en l'air, images d'illustration. Je « mets en boîte » la plupart des plans nécessaires, mais sans être vraiment sûr de ce que j'ai tourné.
J'apprendrai un peu plus tard l'équipe du film Apollo 13 (Ron Howard, 1995) a tourné 600 prises à bord du KC-135, l'équivalent Nasa de l'A300 Zero-G. Chapeau les cadreurs !
Avant le retour sur terre, j'ai cinq paraboles d'avance. J'attache la caméra à un siège et retourne dans la zone de free-floating, les mains et l'esprit libre. Quoi que l'on filme, on est avant tout concentré sur ce qu'on a à l'écran, et donc sur la bande. On vit l'expérience à travers les images qu'on tourne. Cette fois c'est pour moi.
Comme dans ces rêves où l'on vole
« Cabré », « injection », « ressource ». Cinq fois. Magique.
La sensation de légèreté est indescriptible. Insoutenable, comme dirait Kundera. Comme on l'imagine en voyant Gravity. Comme dans ces rêves où l'on vole.
Mais dans la réalité, c'est aussi très dur à contrôler : quels que soient les mouvements, une fois en l'air on ne change plus de direction. On avance jusqu'au prochain obstacle avant de pouvoir repartir par l'effet du rebond.
Pendant ces cinq paraboles, qui passeront évidemment beaucoup trop vite, je rigole bien et je me dis surtout que j'ai une chance monstrueuse. Et surtout qu'à côté des habituelles manifs sous la pluie, des attentes d'interview en hiver et des meutes de journalistes en quête de la petite phrase, j'ai vraiment l'impression de faire le reportage le plus cool de ma (courte) carrière.
Une demi-heure plus tard, l'avion se pose à Mérignac. Retour à la terre. Au bureau. Montage et écriture du sujet. Et un sourire qui flottera sur mon visage pendant longtemps quand je repenserai à ces instants uniques.
Hasard du calendrier et charme de notre métier: je rencontre le lendemain la chorégraphe américaine Carolyn Carlson qui présente en première mondiale à l'Opéra de Bordeaux « Pneuma », un ballet inspiré du texte de Gaston Bachelard « L'air et les songes ».
L'artiste parle de danse, de vol, d'inspiration. Sur scène, ses danseurs ne sont que légèreté, marchent dans les airs, touchent presque les étoiles. Et je me revois, suspendu à un mètre du sol comme un crapaud gonflé à l'hélium qui agite ses pattes inutilement.
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Antoine Demaison est reporter vidéo au bureau de l'AFP à Bordeaux.