(AFP / Roberto Schmidt)

Une nouvelle vie pour Roona

NEW DELHI, 16 mai 2013 – L’appareil IRM sonne et grésille depuis 45 minutes. Allongée à l’intérieur, la petite Roona Begum, 15 mois, est en train de subir un examen du cerveau. Epuisée par le long voyage depuis Jirania Khola, son village natal dans les régions reculées du nord-est de l’Inde, jusqu’à la capitale New Delhi, la fillette s’est endormie dans la machine.

Depuis sa naissance, une maladie rare et potentiellement mortelle a fait doubler le tour de tête de Roona. Celui-ci atteint 94 centimètres.

La nuit précédente, j’ai rencontré pour la première fois le père de l’enfant, Abdul Rahman, alors qu’il venait à peine de débarquer à New Delhi avec sa famille. Plus tard, le jeune homme de 18 ans me racontera qu’il avait toujours rêvé de prendre l’avion mais que lorsque l’occasion s’est enfin présentée, il s’est senti trop nerveux pour en profiter. Leur enfant sur les genoux, Rahman et sa femme de 25 ans, Fatema Khatun, ont voyagé en silence pendant que les autres passagers lorgnaient Roona avec curiosité. Le couple est habitué aux regards horrifiés des autres. Mais tout le reste leur était inconnu: la nourriture servie à bord, les couverts, les oreilles bouchées pendant le décollage…

(AFP / Arindam Dey)

Vingt-quatre heures plus tôt, le groupe de santé indien Fortis Healthcare avait contacté la famille pour lui offrir le voyage depuis leur domicile dans l’Etat de Tipura jusqu’à son principal hôpital de New Delhi, où Roona pourrait recevoir les soins qui lui sauveraient la vie.

Cela faisait des mois que Rahman priait pour qu’un «miracle» sauve sa petite fille. «Le jour où elle est née, le docteur nous a dit qu’il n’y avait aucune certitude qu’elle survive», m’a-t-il dit. Le nouveau-né avait passé sa première semaine de vie en couveuse.

Roona souffre d’hydrocéphalie, une accumulation anormale de liquide céphalo-rachidien dans les ventricules cérébraux. Cette maladie grave affecte en moyenne un enfant sur 500. Le traitement le plus courant consiste à insérer, lors d’une intervention chirurgicale, un drain allant du cerveau jusqu’à une autre partie du corps où le liquide sera facilement absorbé. Les médecins avaient dit à Rahman d’emmener sa fille dans un hôpital disposant des équipements adéquats, dans une grande ville. Rahman ne savait pas combien le traitement coûterait. Cet ouvrier agricole illettré payé 2 euros par jour savait juste que cela serait complètement au-dessus de ses moyens.

Alors, il avait ramené sa fille à la maison.

(AFP / Arindam Dey)

Au début, Roona était un bébé alerte, facile à contenter, qui souriait tout le temps. Et puis sa tête avait commencé à grossir. Le reste de son corps, ses membres chétifs, son frêle abdomen, n’avait pas pu tenir le rythme. «C’était comme si tout ce que nous lui donnions à manger allait directement dans sa tête, et nulle part ailleurs», raconte Rahman. Bientôt, Roona ne pouvait plus marcher à quatre pattes, ni se tenir droite. «C’était effrayant. Sa tête était devenue si énorme que nous ne savions plus comment la prendre dans nos bras sans lui faire mal». Rahman et sa femme avaient appris à porter Roona à tour de rôle, et à la réconforter en lui caressant doucement les joues et en lui massant le ventre.

Avant de voir Roona pour la première fois, je m’attendais à être choquée par la taille de sa tête. Mais en fait, ce soir-là à New Delhi, c’est surtout son petit corps chétif qui m’impressionne. Je comprends tout de suite pourquoi elle a l’air si mal nourrie: elle a des dents, mais elle est incapable de mastiquer. Elle peut à peine ouvrir la bouche. Cela lui fait trop mal. L’enfant pleure doucement. Sa mère s’efforce de la nourrir en insérant dans sa bouche des petits morceaux de biscuits trempés dans de l’eau. Depuis sa naissance, les deux parents tiennent le coup, aidés par la foi de Rahman en un «miracle» qui sauvera leur petite, un jour...

«Je n’ai jamais pensé à elle comme à un enfant malade. J’ai toujours pensé que pour supporter autant de souffrances, elle était vraiment forte», me dit le jeune papa. «Je me suis toujours dit que nous devions faire de notre mieux le plus longtemps possible, et qu’Allah nous aiderait pour le reste».

(AFP / Arindam Dey)

Khatun était seule avec son bébé quand le photographe Arindam Dey est arrivé à leur hutte de terre cuite, par un pluvieux après-midi d’avril.

Les images que prendra ce jour-là le photographe de l’AFP font le tour du monde. De nombreuses personnes appellent l’agence pour demander comment aider. En Norvège, deux étudiants, Nathalie Krantz et Jonas Borchgrevink, lancent un appel de fonds en ligne. Ils ont recueilli, à ce jour, plus de 53.000 dollars.

Parallèlement, l’AFP interviewe le grand neurochirurgien indien Sandeep Vaishya, de l’hôpital Fortis. A la fin de la rencontre, le médecin annonce qu’il est prêt à examiner Roona pour voir s’il est possible de l’opérer. La petite est amenée par ses parents à New Delhi. Au cours de sa première journée à l’hôpital, elle est vue par un spécialiste en neurologie pédiatrique, un cardiologue, un psychologue, un dermatologue, un nutritionniste et un neurochirurgien.

Roona a du mal à respirer. Ses membres, qu’elle est presque incapable de bouger, sont rachitiques. La peau qui recouvre la base de son crâne est infectée, couverte de croûtes en raison d’une mauvaise circulation sanguine. Elle souffre d’une sévère malnutrition. Sa vue est également très perturbée: sa tête en constante expansion a profondément enfoncé ses pupilles dans ses orbites.

(AFP / Roberto Schmidt)

Les résultats de la résonance magnétique donnent espoir au docteur Sandeep Vaishya. «Je ne vois pas de tumeur. La colonne vertébrale a l’air en bon état. Le cerveau semble fonctionner normalement», me dit-il.

Le Dr Vaishya, un des neurochirurgiens les plus expérimentés d’Inde, avoue n’avoir jamais vu un cas d’hydrocéphalie aussi avancé. Il m’explique que la plupart des bébés atteints de cette maladie et non soignés meurent rapidement, ou bien que leur tête enfle moins vite. Le cas de Roona est rarissime et ses chances de survie incertaines. Sa tête contient trop de fluide pour que la simple implantation d’un drain ait des chances de succès. «La petite pèse un peu plus de 14 kilos. Nous estimons que plus de la moitié de ce poids est constitué par le fluide dans son crâne», dit le médecin. «Son corps ne pourrait jamais absorber une telle quantité de liquide». L’équipe médicale doit trouver une autre solution.

Trois jours après l’admission de Roona à l’hôpital, les médecins lui percent le crâne et commencent à évacuer le fluide hors de sa tête. Le liquide s’écoule lentement, très lentement, jusque dans un sac disposé à côté. L’attente est longue pour les parents.

«Le plus dur à supporter, c’est l’incertitude. Va-t-elle aller mieux? Que sera sa vie ensuite?» se demande Rahman.

(AFP / Sajjad Hussain)

Deux semaines après le début du processus, le tour de tête de Roona est passé de 94 à 69 centimètres. Plus de trois litres de liquide ont été drainés. Son crâne a pris la forme d’un ballon de football dégonflé. Ses pupilles sont maintenant visibles, ses pleurs sont plus audibles, ses cheveux semblent s’être raffermis et elle est maintenant capable d’ouvrir la bouche sans que la douleur la fasse gémir. Quand Rahman s’approche pour essuyer une coulée de salive qui s’échappe de ses lèvres, sa petite main attrape un de ses doigts et s’y agrippe de toutes ses forces.

Le moment de l’intervention chirurgicale approche.

Le jour venu, Rahman et Khatun sont extrêmement nerveux. Roona est passée par l’IRM, par des examens en tout genre et par un long processus de drainage, mais aucun signe ne suggère que la petite sortira bientôt de l’hôpital.

L’AFP a obtenu l’autorisation d’assister à l’opération de «dérivation crânienne», pendant laquelle les médecins installent un système pour drainer le fluide depuis le crâne de Roona jusqu’à son abdomen, où il sera absorbé par le flux sanguin. Le docteur Vaishya pratique une série d’incisions rapides sur le côté droit de sa tête et sur son ventre. A l’aide d’une perceuse chirurgicale, il creuse ensuite un trou dans la boîte crânienne et y insère un conduit, un cathéter et une valve. Au bout d’une heure, le docteur Vaishya se tourne vers moi en souriant. Tout s’est parfaitement déroulé, déclare-t-il.

(AFP / Sajjad Hussain)

Mais il ajoute qu’il est encore trop tôt pour savoir de quelle qualité de vie jouira Roona dans le futur. L’enfant aura besoin de kinésithérapie intensive et d’une alimentation abondante. «Son corps devra prendre suffisamment de forces pour qu’elle puisse apprendre à s’asseoir, à marcher et à mener une vie normale», explique le médecin.

Peu de temps plus tard, Roona reprend conscience et est ramenée dans sa chambre. A la vue de sa tête tuméfiée et couverte de bandages, sa mère éclate en sanglots incontrôlables. Elle ne cesse de pleurer que quand le docteur Vaishya la rassure sur le succès de l’intervention. Mais elle continue d’avoir du mal à comprendre: comment peut-on dire que l’opération a réussi alors que sa fille est dans cet état, couverte de plaies et de pansements? En plus, il est clair que sa tête est encore beaucoup trop grosse…

En fait, Roona aura besoin de subir bientôt une nouvelle opération. «Nous allons devoir remodeler son crâne, déplacer les os et les fixer à l’aide de plaques pour réduire la taille de sa tête et lui permettre de grandir normalement», explique le docteur Vaishya.

Une fois le médecin parti, Rahman me confie qu’il se sent « immensément soulagé» et se lance dans une série de remerciements envers les docteurs, les donateurs, «et tous ceux qui ont accompagné ma famille dans ce périple». Il s’avoue encore inquiet par la taille du crâne de sa fille, mais il dit avoir l’impression de voir enfin le bout du tunnel.«Le jour où sa tête aura une apparence normale, alors je pourrai enfin me détendre car je saurai qu’on a gagné notre bataille», dit-il.