Des experts du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie examinent, en juillet 1996 près du village de Pilica, les restes d'un charnier de victimes du massacre de Srebrenica, survenu en juillet 1995. (AFP / Odd Andersen)

Un été mortel

Paris -- Plus de 20 ans ont passé depuis la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, mais les souvenirs en restent gravés dans ma mémoire.

Ils sont ravivés par la condamnation à la perpétuité par le Tribunal pénal international du général serbe Ratko Mladic, le « Boucher des Balkans ». 

 

                                CHUTE DE SREBRENICA

Ratko Mladic, le 3 juin 2011 au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie à La Haye, avant son procès pour y répondre de onze chefs d'accusation, notamment pour son rôle dans le siège de Sarajevo et le massacre de Srebrenica, qualifié de génocide par la justice internationale. (AFP / Martin Meissner)
Ratko Mladic, alors commandant des forces serbes pour la Bosnie, le 10 août 1993, à l'aéroport de Sarajevo, contrôlé par les casques bleus de l'ONU. (AFP / Gabriel Bouys)

 

 

Cet été de 1995,  l'inquiétude concernant l'enclave  de Srebrenica dans le nord-est de la Bosnie -  encerclée par les forces du redoutable général Mladic qui s'était surnommé ni plus ni moins le  "Napoléon serbe"  -  commençait à gagner les esprits. La perspective de massacres d'ampleur nous avait pris à la gorge.

Je vois  encore les visages embarrassés des porte-parole de l'ONU que je pressais de nous dire si oui ou non il y aurait des frappes aériennes sur les positions serbes pour casser l’étau sur l'enclave.  Ou si a minima des corridors permettraient à sa population, bloquée depuis trois ans, d’en échapper sans subir le feu de l'artillerie serbe.

Leurs réponses demeuraient évasives. On découvrira par la suite que des avions de l'OTAN avaient  décollé mais que faute d'ordre d'intervention et à court de carburant ils avaient regagné leur base en Italie.

Le corps d'un enfant tué dans une attaque sur Sarajevo est conservé dans une morgue de la ville, le 7 juin 1992, comme ceux d'autres victimes du conflit que leurs proches craignaient d'enterrer à cause des risques de tirs de mortiers et de snipers pendant les funérailles. (AFP / Georges Gobet)

Avec comme une envie de hurler contre cette énième inaction du monde dit civilisé, je réalisais encore une fois qu'aucune dépêche, aucun article ou photo n'avaient changé le cours des choses en Bosnie, après plus de 40 mois de guerre.

Plus humblement, notre travail sans relâche avait-il au moins réussi à sauver une seule vie?

Des photographes exténués n'en pouvaient plus de couvrir cette guerre, redoutant d'être tombés dans une  "pornographie de la mort" qui n'intéressait personne.

Puis, des  images télévisées ont montré Ratko Mladic, entouré de ses hommes paradant à Srebrenica. 

On l’y voit tapotant les joues d'un enfant effrayé, avec la pose d'un bon père de famille qui chercherait à le rassurer pour le bénéfice des caméras. 

A un autre moment, le voici attablé, en train de parler "corridors" avec des responsables de Srebrenica. Puis offrant des cadeaux de départ au  commandant des Casques bleus néerlandais, le « Dutchbat », censé protéger Srebrenica et qui l’a abandonnée aux forces serbes.

Dans un moment surréaliste, on voit le colonel Thom Karremans demander en souriant à Mladic, qui l'ignore, si ces cadeaux sont bien destinés à sa femme  à La Haye...

Le 11 juillet 1995, la dépêche de l'AFP annonce la chute de Srebrenica.

Séparés de leurs femmes, mères et enfants, près de 8.000 hommes et adolescents musulmans seront exécutés les jours suivant. C’était un bel été pendant lequel le reste de la planète rêvait sans doute de plages et de soleil. 

Abandonnée, l’enclave est tombée sans résistance. Comme si son sort et celui des autres devaient être réglés au plus vite, pour faciliter les négociations à venir sur le dépeçage de l’ex-Yougoslavie.

Une vieille femme et son mari reçoivent des soins après avoir été battus par des forces serbes dans leur évacuation de l'enclave de Srebrenica. Tuzla, le 11 juillet 1995. (AFP / Odd Andersen)

 

Quelques jours après cette conquête serbe, le « Dutchbat » arrivait sur le tarmac de l'aéroport de Zagreb, pour retourner dans sa patrie. Je revois leurs visages graves aux yeux cernés. Sous des tentes, certains enchaînaient cigarette sur cigarette.

Visiblement encore sous le choc,  ils attendaient impatiemment de retrouver leurs foyers à plus de 2.000 km de là. Ils remportaient avec eux le plus sombre chapitre de la guerre en Bosnie. Casques bleus, ils avaient été des cibles faciles et largement impuissantes (vidéo) pour les chiens de guerre. 

Le symbole est immanquable. C’est à La Haye que Ratko Mladic se verra délivrer sa condamnation par la justice internationale.

 

      Q.G. DE LA FORPRONU, ZAGREB, JUILLET 1995

Cet été là, le soleil cognait fort. L'air était irrespirable et la température dépassait les 38 degrés. La guerre en Bosnie était dans sa quatrième année. Au QG politique de la  FORPRONU, les nombreux 4X4 blancs semblaient comme abandonnés dans l'enceinte du vaste bâtiment. Mon quotidien était rythmé par les incontournables briefings de cette mission de protection de l'ONU en ex-Yougoslavie

Française d'origine croato-bosniaque, je n'avais que 20 ans et des poussières quand j'ai intégré l'AFP. J'ai travaillé pendant sept ans et demi au bureau de Zagreb, devenu de facto celui d’une grande partie de l’ex-Yougoslavie.

Photo d'un jeune casque bleu néerlandais du "Dutchbat", Edo van den Berg, prise en avril 1995 au checkpoint Charlie à Srebrenica, et fournie par le soldat à l'AFP (AFP / Ho/Edo van den Berg )

Nous étions confrontés en permanence à une guerre de propagande nationaliste féroce menée par les trois camps belligérants - serbe, croate et musulman-.  Dans ces conditions il était impératif de travailler sur d'autres sources.

La collecte des témoignages des victimes s'avérait traumatisante et déprimante. Il fallait parfois des heures ou des journées avant d’arriver à joindre des sources internationales dans les zones assiégées. Les journées de travail étaient éprouvantes, physiquement et psychologiquement.

Dans ce conflit, le plus sanglant en Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, j'ai perdu des membres proches de ma famille, des amis.

D'autres ont disparu, comme avalés par la nuit. Certains ont préféré fuir à l'autre bout du monde, pour ne pas être tués et ne pas avoir à tuer. Des amis d'enfance ont été grièvement blessés sur le Mont Igman, près de Sarajevo avant d'être évacués vers des destinations inconnues.  

Le téléphone passait mal. Restait le courrier, erratique. Je vivais dans un état d'inquiétude permanent pour tous ceux que j'aimais. La peur de mourir déchiquetée par un obus dans un endroit qui m’était familier me pétrifiait.

A l'époque, les téléphones portables n'existaient pas, pas plus qu’internet ou les réseaux sociaux. Nous travaillions sur des consoles portables archaïques, les Tandy, munies de drôles d’oreillettes à fixer sur un combiné de téléphone pour la transmission. Les stations satellite étaient rares et pesaient plusieurs dizaines de kilos. Parfois il fallait avaler des km et traverser des frontières pour trouver un téléphone et dicter nos papiers avant de repartir sur zone.

Une victime d'une attaque des forces serbes à Sarajevo, le 8 mars 1993. (AFP / Joel Robine)

La concurrence était rude, mais sur le terrain nous formions tous une même équipe, principe universel d'intelligence en cas de pépin.

La sécurité était souvent illusoire, avec le mot TV écrit à l’aide de bouts de scotch sur les pare-brise des voitures, dans l’espoir que cela nous évite d’être pris pour cible.

J'ai pu lire la peur sur les visages de nombreux collègues. Certains, les plus âgés, m'ont conseillée de partir, au motif que j’étais "trop mignonne"…

D'autres journalistes de l'AFP, Milan Dragovic et  Pierre Lhuillery, m'ont  tout appris sur le métier, sur la confiance mutuelle et sur l'abnégation de soi dans ce travail. 

"L'appartenance ethnique" des journalistes locaux, dont je faisais partie, était un handicap pour circuler en zones de guerre. Pas question de passer les check-points "ennemis".

J'ai appris aussi, à mes dépens, à ne pas me fier à cette immunité illusoire que l’on peut éprouver en circulant en compagnie d’autres collègues. Elle n’existait pas.

Après avoir été arrêtée à un check-point serbe et menacée d'exécution pour "espionnage ", je n'ai plus tenté le diable. Je n’ai dû ma liberté qu’à la pugnacité d'un journaliste de la BBC, Richard Carruthers, et à l'intervention d'une professeure serbe, connue avant la guerre et montée depuis en grade dans leur hiérarchie politique.

 

Je n'ai jamais écrit la moindre ligne sur ces années de ma vie, à la fois professionnelle et personnelle. Il m'aura fallu plus de 20 ans pour le faire.

Pourtant, j’ai bien noirci les pages d’innombrables carnets de notes. Une litanie de témoignages de victimes, emportées dans une spirale effroyable de massacres, de nettoyages ethniques, de  vies broyées, d'enfances jetées sur les routes de l'exode, de familles séparées.

De femmes pleurant leurs maris, de mères ne vivant plus que pour retrouver les restes de leurs enfants, exécutés dans des forêts si belles et si proches, mais toujours inaccessibles car minées.

De femmes violées, de femmes affirmant avoir été violées car en temps de guerre le mensonge peut être un moyen de survie. D'hommes et d’adolescents ravagés par le conflit.

La liste est sans fin. Et l’histoire ne finira jamais pour moi qui suis né là-bas et qui en a couvert le drame. Comme des tombeaux qui ne cessent de s'ouvrir, j’en garde comme des trous au fond de moi.

Evacuation par des soldats français de la Forpronu de femmes et d'enfants de l'enclave de Zepa, le 26 juillet 1995, après sa prise par les forces serbes. (AFP / Joel Robine)

 

  DERNIERS JOURS DE GUERRE EN BOSNIE ET EN CROATIE

 

La chute de Srebrenica a été un tournant dans la guerre. Quelques semaines plus tard, appuyée par les Américains,  l'armée croate balayait en quatre jours la Krajina, les territoires croates sous contrôle serbe. Elle permettait de désenclaver la région de Bihac dans le nord-ouest de la Bosnie,  encerclée par les forces serbes commandées par Mladic durant près de trois ans.  

Nous étions arrivés sur place la veille. Dans la ville, pas grand-chose à manger. Nos nerfs avaient été mis à rude épreuve sur le chemin, bloqués plusieurs heures à des check-points de l'armée bosniaque et survolés par des avions militaires. Nous n'en menions pas large. 

Je me souviens d'une rangée de linge élimé se balançant sur une corde, de photos de famille dispersées dans un jardin abandonné, de fenêtres et portes de maisons pillées.  Aucune présence humaine. 

A quelques mètres, des chevaux décapités gisant dans des champs tapissés de fleurs sauvages.

Le corps d'une femme âgée, pauvrement vêtue d’un long gilet typique beige tricoté à la main, recouvert d'une couverture. Sa tête cachée par un sac en plastique, que je n'aurais jamais du soulever.

Non loin, des soldats bosniaques prenaient la pose en rigolant, une tronçonneuse à la main, avant de découper des moutons. Leurs rires m'ont glacée.

Ravi d’accueillir enfin des journalistes, le serveur du restaurant de l'hôtel décrépi nous avait servi une tête de mouton, à notre grand désespoir. Personne n'y a touché.

Le lendemain, réveillée par les premiers bruits de sabots de chevaux tirant des charrettes, je quittais Bihac pour me rendre sur le premier site de charnier découvert en Bosnie. Je savais que les opérations de reconquête de territoires tenus par les forces serbes étaient « sales », mais je ne m'attendais pas à voir de nouveaux des corps de civils, au bord de la route.

 

Deux soldats croates et le corps d'un soldat serbe, après une offensive des forces croates sur la ville de Drvar, tenue par les forces serbes, le 18 août 1995, dans l'ouest de la Bosnie. (AFP / Tom Dubravec)

 

En quittant la route de Bihac pour me rendre  à Krasulje à une centaine de km de là, j'étais absorbée par le paysage magnifique, l’épaisseur des forêts, la multitude de rivières au pied des montagnes. Pour alléger la pression, avant d’assister au pire, nous écoutions Bruce Springsteen dans la voiture... "Streets of Philadelphia, The River " ... Mon cerveau refusait d'admettre que l'on puisse commettre des crimes dans un cadre d'une telle beauté.

A Krasulje, des médecins légistes étaient déjà à pied d’oeuvre, là où des Bosniaques avaient été enterrés après leur exécution par les forces serbes au début de la guerre.

J’ai craqué. En voyant une petite paire de chaussures noires de fillette, dont le vernis avait tenu par endroits. J'essayais d’imaginer les derniers instants de cette enfant, à un âge où on ne doit pas mourir. Cette vision m'a hantée pendant des années.

 

                                    BESOIN DE JUSTICE

Un jeune Bosniaque, le 6 mai 1994, au milieu des tombes du cimetière musulman d'Ograndjenavac, en Bosnie. (AFP / Eric Cabanis)

La guerre est finie depuis presque une génération. Pour certains, c'est de l'histoire ancienne. La jeunesse croate, bosniaque et serbe est fatiguée des conflits. Elle se cherche un avenir.

Mais pour les victimes, le besoin de justice demeure intact.

Quand je regarde l’ex-Attila serbe  au Tribunal pénal international, je vois un homme âgé, malade, délirant presque quand il martèle qu'il est "Ratko Mladic". Mais l'évocation de son nom, que j’ai écrit tant de fois dans mes dépêches, ne me fait plus peur.

Je ne l'ai jamais croisé durant la guerre. Je n'y aurais sans doute pas survécu en raison de mes origines. Lui qui a détruit la Bosnie, fait trembler l'ONU en prenant ses Casques bleus en otage et intimidé les émissaires internationaux n’a plus rien d’invincible. Avec sa casquette grise sur la tête, il a été rattrapé par la justice, les années et la maladie.

Lâché et écarté par ceux-là mêmes qui l'avaient galvanisé, il a été extradé à La Haye après seize ans de cavale

Il y a fort à parier qu'à ses yeux il a "accompli son devoir" avec ses campagnes de destruction et de "purification ethnique", expression à laquelle je suis devenue allergique. Il rêvait sans doute d’une « Grande Serbie », d’un Etat ethniquement pur. Un rêve qui en a fait un criminel de guerre.

 

Au cours de ces années de guerre, j'ai aidé de nombreuses personnes - serbe, croate, bosniaque-  mais je n'ai rien pu faire pour ma famille maternelle. Mes grands-parents, descendants d'une longue lignée de Croates en Bosnie, dont certains ont servi la Cour austro-hongroise, sont morts dans cette guerre, d'épuisement et de maladies.

Mon dernier reportage lié à la guerre a sans doute été le plus dur.  

Je travaillais sur le douloureux processus d'identification des victimes par leurs parents.  Un père croate refusait d'admettre que son fils avait été tué, mais des médecins légistes avaient de nombreux indices leur permettant de croire le contraire. "Non ce n'est pas mon fils, ce jour là il a prêté ses baskets à un copain, ce n'est pas lui". Un médecin lui a tendu un crâne où il y avait encore des cheveux noirs. Le père a caressé ses cheveux et reconnu son enfant, avant de s'effondrer.

J'ai mis trois jours pour pouvoir écrire mon papier.

Bozanovici, village natal de Ratko Mladic, dans l'est de la Bosnie, le 18 octobre 2017. (AFP / Elvis Barukcic)

 

Sonia Bakaric