Tabou d'histoire, secret de famille
RENNES (France), 25 septembre 2014 - Par les temps qui courent, ce n'est pas si souvent qu'on entend dire du bien des médias. Difficile donc de bouder son plaisir quand un interlocuteur salue le rôle « utile » joué par une dépêche de l'AFP, qui lui a permis de retrouver la trace de sa grand-mère, sauvagement assassinée en Bretagne à la Libération, il y a 70 ans.
Sous le titre « 70 ans après l'épuration, le tabou des pendues se lézarde à Monterfil », la dépêche en question remonte au 12 août. Quelques jours plus tôt, avec mes collègues de la photo et de la vidéo, nous nous étions rendus en reportage à Monterfil, un village situé à une trentaine de kilomètres de Rennes, où est basée la direction de l'AFP pour tout le quart nord-ouest de la France.
Dans ce village typiquement breton avec ses maisons en schiste et son Christ qui semble bénir le paisible vallon, on peine à imaginer le déchaînement de violence qui a terrorisé la population voilà 70 ans. C'est pourtant là que trois femmes ont été horriblement torturées puis pendues à l'été 1944, avant que leur souvenir ne se noie dans la honte collective.
Notre contact: Lucette Rosty, alerte septuagénaire qui estime que l'omerta a assez duré et a mis en place un comité pour rendre enfin hommage aux victimes. Le comité a organisé une marche blanche à laquelle ont participé quelque 75 personnes le 4 août, 70 ans jour pour jour après le drame.
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Lucette et une de ses sœurs nous emmènent dans le petit bois, à environ un kilomètre du bourg, où les trois femmes ont été pendues puis enterrées, après un simulacre de procès.
« L'arbre auquel on les a pendues n'est plus là, il a été coupé il y a quelques années », raconte Lucette, qui se souvient de sa terreur, toute petite fille, quand elle passait à proximité du « bois des pendues ».
« Nous étions hantées par ce souvenir », ajoute Lucette, une Rennaise née en 1941 et qui a passé une partie de l'occupation réfugiée chez des proches dans une ferme à Monterfil, 700 habitants à l'époque et le double aujourd'hui.
Après la guerre, elle et trois ses sœurs retournent souvent dans le village pour les vacances, non loin de l'ancien « camp des Allemands », un terrain utilisé aujourd'hui par l'Université de Rennes. L'histoire « du drame de Monterfil », les sœurs Rosty l'ont redécouverte il y a un an avec la publication de « In nomine patris », un livre de l'écrivain Hubert Hervé sur le sujet.
Début août 1944, alors que les Américains s'apprêtent à déferler sur la Bretagne, les Allemands font sauter le camp de transmissions qu'ils occupaient à Monterfil, avant de prendre la fuite.
Des résistants de la dernière heure arrêtent les Français qui travaillaient dans le camp, dont plusieurs femmes recrutées comme aide-cuisinières. La plupart sont transférées à la prison de Rennes et rapidement libérées, mais trois sont arrachées aux gendarmes par une douzaine de jeunes gens armés et fortement alcoolisés. Ils ont eu le temps de se jeter sur la cave du camp allemand, qui a miraculeusement échappé à la destruction...
Les trois femmes, Marie Guillard, âgée d'une cinquantaine d'années, sa fille Germaine, 21 ans, et Suzanne Lesourd, une « réfugiée » de l'Aisne âgée de 28 ans, sont insultées, frappées, tondues, leur vêtements arrachés et peints de la croix gammée.
« Notre père a tout vu, il a tenté d'intervenir, mais on l'a menacé de lui faire la même chose », raconte Lucette Rosty.
Les trois femmes restent pendant des heures attachées en plein soleil « comme des bêtes » devant le bistrot du village, précise Lucette Rosty. Le mari et père de Marie et Germaine, Alfred, tente de leur donner à boire. Il est violemment repoussé.
Achevées à coups de pelle
Les bourreaux, profitant de l'anarchie ambiante, accusent leurs trois victimes d'avoir couché avec les Allemands, à qui elles auraient dénoncé des résistants qui auraient ensuite été arrêtés puis fusillés. Une pure invention selon Hubert Hervé, qui assure qu'aucune arrestation de résistants n'a jamais été mise en lien avec aucune de ces trois femmes.
Quelques mois plus tôt, Germaine aurait été vue en compagnie d'un soldat allemand par un ancien soupirant qui aurait juré de se venger. Quant à Marie, son seul tort aurait été d'avoir été la mère de Germaine...
Très fiers de leur exploit, les bourreaux envoient quérir un habitant, propriétaire d'un appareil photo, qui immortalise l'instant: les trois femmes, comme au garde-à-vous, fixent l'objectif tout en gardant leur dignité (voir la vidéo ci-dessus).
Les malheureuses sont promenées dans les villages voisins puis emmenées dans un bois à la lisière de Monterfil.
« Elles ont creusé leur tombe elles-mêmes. Elles ont été pendues et dépendues, parce que la corde ne coulissait pas, et achevées à coups de pelle », rapporte Lucette.
« Elles ont subi des sévices sexuels », ajoute-t-elle, en demandant de ne pas retranscrire les détails encore plus sordides qu'elle nous confie.
« Il y a eu de nombreux drames de l'épuration en France, mais pas beaucoup à ce niveau de cruauté, de sordide », observe Hubert Hervé.
Les historiens estiment qu'environ 9.000 personnes ont été victimes d'exécutions sommaires à la Libération.
Alors que nous regagnons nos voitures, un homme corpulent au volant d'une Picasso grise s'arrête et nous interpelle.
« C'est ici qu'elle a été pendue ma tante? » demande le vieux monsieur, qui n'est autre que Louis Guillard, neveu de Marie et cousin de Germaine. Il a entendu parler de la commémoration par les médias locaux.
Pour la première fois depuis 1944, Louis Guillard, 8 ans à l'époque, ose venir sur les lieux du drame. Pas facile de se recueillir: personne ne sait plus très bien où les femmes ont été enterrées. La seule plaque visible dans ce sous-bois rappelle que la cueillette des champignons est interdite.
« Il y a encore des gens qui ont peur »
Dans sa jeunesse, Louis, qui habite Montauban-de-Bretagne, à une vingtaine de kilomètres de Monterfil, a souvent entendu parler du drame, d'autant que les auteurs du triple assassinat ne se cachaient pas. « J'ai connu ceux qui ont participé à ça. J'ai même travaillé 12 ans pour l'un d'entre eux qui me l'a dit et m'a même montré les photos », témoigne-t-il.
« On ne fait pas justice soi-même. C'est pas normal qu'on fait des trucs comme ça », s'insurge l'agriculteur à la retraite.
Après la guerre, le silence retombe sur le village. Il faut dire que le principal instigateur des violences n'est autre que le fils du maire et principal propriétaire terrien de Monterfil. Signe de la gêne qui règne encore aujourd'hui, la mairie n'a pas souhaité s'associer à la marche blanche.
A l'époque, « la commune vit sous influence », explique l'historien local Alexandre Boucard, 10 ans en 1944. « Dans ma génération, il y a encore des gens qui ont peur ».
« Monterfil a été montré du doigt parce qu'on est le pays des pendues. Quand on s'en va à l'extérieur, c'est connu, on a un peu honte que ça s'est passé chez nous », explique M. Boucard.
A la fin des années 1940, le veuf de Marie Guillard, Alfred, finit par porter plainte contre les bourreaux de sa femme et de sa fille mais le procès de six hommes est interrompu en 1951 par le vote d'une loi d'amnistie. Alfred continuera à croiser les assassins pendant des années.
Entretemps, les corps de Marie et de Germaine sont exhumés puis enterrés dans une fosse commune dans le village voisin d'Iffendic. Personne ne sait plus trop où ils se trouvent. Quant aux restes de Suzanne, ils n'ont pas bougé.
Environ une semaine après la diffusion de ma dépêche, je reçois un coup de fil d'Hubert Hervé. L'écrivain m'explique avoir été contacté par un petit-fils de Suzanne, qui a appris ce qui était arrivé à sa grand-mère grâce à mon papier qu'il a découvert sur internet. Il me donne son numéro de téléphone, je m'empresse de l'appeler.
François Lesourd, 51 ans, habite du côté de Soissons, dans l'Aisne, d'où venait sa grand-mère. Il se dit très touché par cette histoire qui lui « tombe dessus ».
« Je me suis toujours intéressé à l'Histoire, particulièrement à ce qui s'était passé pendant la seconde guerre mondiale et à la Libération », me raconte-t-il. « Quand j'ai lu l'article de l'AFP sur Yahoo, quand j'ai vu mon nom de famille et que Suzanne venait de l'Aisne, j'ai fait le rapprochement ».
Le père de François, René, est mort il y a 20 ans sans savoir ce qui était arrivé à sa mère, disparue quand il était encore tout jeune enfant.
« On nous avait toujours dit qu'elle avait été fusillée à la Libération, mais on ne savait pas trop comment, si c'était par les Allemands ou par les Américains », témoigne le petit-fils de la victime.
Le père de François a bien reçu un carton avec des vieux papiers qui mentionnaient cette partie de l'Ille-et-Vilaine et s'était promis d'aller enquêter sur place, mais il est mort avant de pouvoir le faire, raconte son fils.
Par divers recoupements, François est arrivé à retracer un peu de l'histoire de Suzanne avant son installation fatale en Bretagne.
Mariée très jeune, Suzanne se retrouve avec deux enfants en bas âge alors que son mari est mobilisé puis fait prisonnier en Allemagne.
« Avec ses copines, il semblerait qu'elle ait pris un peu de bon temps avec les soldats allemands. Elle profite de sa jeunesse », suppose son petit-fils.
Le comportement de Suzanne fait scandale dans sa famille. Se sentant rejetée par les siens, elle confie ses enfants à ses parents puis quitte la région.
La trace de Suzanne se perd et le silence s'abat sur la famille. Rentré malade, son mari mourra peu après la guerre, furieux du comportement de sa femme dont il mutile les photos pour en ôter le visage.
« C'est très douloureux chez nous », témoigne François Lesourd, qui explique que son père n'a appris que le jour de ses 18 ans que sa mère avait été soi-disant « fusillée ».
« C'est presque bien que la vérité ne remonte que maintenant. Si les anciens étaient encore là, ce serait compliqué », ajoute-t-il.
Comme les sœurs Rosty et les descendants de Marie Guillard, François Lesourd et sa famille souhaitent que quelque chose soit fait à Monterfil en mémoire de Suzanne. Il s'est rendu fin septembre pour la première fois à Monterfil, a rencontré le maire qui s'est dit prêt à apposer une plaque sur le monument aux morts de la commune. Surtout, François Lesourd aimerait que les restes de sa grand-mère soient retrouvés, exhumés puis enterrés dignement.
« C'est quelque chose qui nous tient à cœur », explique-t-il.
Patrick Baert est le directeur du bureau de l'AFP à Rennes.