Soixante-dix ans de régime chinois... et moi et moi et moi
Pékin - Patrick Baert, directeur du bureau de l'Agence France-Presse à Pékin, s'est offert en Chine un voyage vers le futur. Correspondant dans ce pays entre 1997 et 2001, il s'est ensuite interdit d'y retourner pendant 15 ans pour préserver l'effet de surprise quand il retrouverait cette nation qu'il savait en pleine mutation. A l'occasion des 70 ans de la République populaire de Chine, il nous livre ici le carnet de voyage de son retour.
Comme si elle avait vu un fantôme, son visage s'est décomposé quand je lui ai dit que j'étais journaliste. Et puis la jeune maman, croisée dans une rue de Pékin, a promptement attaché ses deux bambins dans son SUV immaculé, avant de prendre la fuite.
Ma question n'avait pourtant rien de sensible politiquement. J'avais croisé cette femme et son mari un samedi après-midi et engagé la conversation à propos de la toute récente abolition de la politique de l'enfant unique: en cette fin 2016, les couples accompagnés de deux rejetons étaient encore plutôt rares en Chine.
Après quelques échanges sur la difficulté d'élever deux enfants dans le pays le plus peuplé du monde, j'avais donc expliqué que je travaillais pour un média étranger, espérant pouvoir organiser un reportage au domicile de cette famille presque nombreuse.
Mal m'en a pris. Après 15 ans d'absence, et les transformations spectaculaires du pays dans l'intervalle, je m'imaginais pouvoir librement interroger des habitants, particulièrement ceux des classes moyennes éduquées, sur un sujet de société.
Mais si tout ou presque a changé dans la vie quotidienne des Chinois, l'emprise du pouvoir et la peur qu'il inspire n'ont guère diminué -- elles se sont même plutôt renforcées, si j'en juge par mon expérience des trois dernières années au bureau de Pékin.
Des gratte-ciel nains
La Chine communiste a célébré le 1er octobre ses 70 ans. Comme mon premier voyage sur place remonte à 1993, je peux prétendre crânement avoir assisté à l'incroyable métamorphose du pays sur plus du tiers de cette période, particulièrement lorsque j'étais correspondant à Pékin, déjà pour l'AFP, entre 1997 et 2001.
Avec une grosse parenthèse toutefois: je n'ai pas remis les pieds en Chine entre 2001 et 2016, un peu délibérément. Je me disais que j'y reviendrais peut-être un jour pour l’AFP, et ménageais pour mon retour éventuel une surprise -- facile avec un pays passé en quatre décennies de la misère au statut de deuxième puissance économique mondiale. Le résultat a dépassé mes espérances.
Bien sûr, je m'attendais à trouver des taux de pollution record, des embouteillages cauchemardesques et un Pékin métamorphosé en copie de Manhattan, du moins dans les quartiers d'affaires. Les plus hauts gratte-ciel de la ville que j'avais quittée au début du siècle semblaient désormais des nains à côté des tours plus récentes.
Je m'attendais moins aux changements intervenus dans le comportement des habitants: des couples qui se tiennent par la main (impensable il y a 20 ans), des jeunes qui s'embrassent en public, des retraités qui promènent leur chien, comme de vulgaires Parisiens. Autant de comportements qui auraient été jugés "bourgeois" et donc interdits il n'y a pas si longtemps.
Le choc ne tarde pas lors de mes premiers pas dans l'avenue Chaowai, juste en bas du bureau: on ne me regarde plus.
Dans le temps, le rare étranger foulant le sol pékinois était dévisagé comme un animal exotique. Avec mon épouse chinoise et nos trois héritiers eurasiens, nous passions encore moins inaperçus au pays de l'enfant unique.
Come-back raté ?
"Vous avez le droit d'avoir plusieurs enfants en France?", me demandait-on parfois. Je n'osais pas répondre que non seulement on en avait le droit mais qu'en plus on payait moins d'impôts...
Cette fois, pas un regard dans ma direction. J'en étais presque vexé, un peu comme une vieille star d'Hollywood qui raterait son come-back.
En poursuivant ma promenade jusqu'à Sanlitun, j'ai compris ce qui s'était passé pendant mon absence: dans ce quartier d'ambassades jadis tranquille, les Occidentaux grouillaient désormais, entre hôtels ultra-modernes, bars branchés et commerces de luxe. Je n'étais certes plus le seul "laowai" (étranger) à Pékin...
Avec leur nombre, l'intérêt suscité par les étrangers s'est émoussé, du moins dans les grandes villes.
Au bon vieux temps, il suffisait de dire "nihao" (bonjour) pour s'attirer en retour "Vous parlez vraiment bien chinois".
Aujourd'hui, les chauffeurs de taxi ne s'étonnent guère d'entendre un passager étranger parler leur langue. Et ils n'engagent plus la conversation pour tout savoir de lui, notamment sa fiche de paie, comme le faisaient leurs prédécesseurs dans les années 1990.
Faut-il y voir une nouvelle forme de mépris pour le reste du monde? Ce qui est certain c'est que les médias officiels ne cessent d'insinuer que la Chine, devenue deuxième puissance économique mondiale, n'aurait plus guère à apprendre d'un Occident en décadence, mais que ce serait plutôt à ce dernier de s'inspirer de son modèle politique...
Il est vrai que depuis mon premier séjour il y a 26 ans, la métamorphose est phénoménale dans un pays dont le PIB a pratiquement doublé tous les 10 ans.
En 1993, le nouveau venu était accueilli à Pékin par une aérogare qui fleurait bon l'URSS style années 1950. On se rendait ensuite au centre-ville par une splendide route de campagne bordée de saules pleureurs.
L'atmosphère de chaos généralisé était celle d'un pays en développement, de même que l'état des routes et la tenue vestimentaire des habitants.
Ajourd'hui, l'aéroport compte trois terminaux et l'autoroute qui y mène est constamment embouteillée dans les deux sens. Un tout nouvel aéroport vient d'être inauguré au sud de la capitale -- comme beaucoup de choses ici il est destiné à devenir "le plus grand du monde" à plus ou moins brève échéance.
La capitale de 21 millions d'habitants est entourée par cinq périphériques -- deux de plus qu'à mon départ en 2001. Le dernier dépasse les 200 km de long.
Les transports en commun ne sont pas en reste: la métropole, transformée pour les JO de 2008, compte désormais une vingtaine de lignes de métro, contre deux lors de mon premier séjour. Aujourd'hui, les chinois voyagent par millions.
Pour sortir de Pékin, le plus grand réseau mondial de TGV est à disposition. On ne met plus que quatre heures et demie pour se rendre à Shanghai -- il en fallait plus de vingt dans les années 1990. Malgré sa taille, la Chine s'est comme resserrée.
Au passage, les Chinois ont adopté spectaculairement les technologies mobiles. Lors de mon premier voyage, il était quasi-impossible d'utiliser une carte bancaire. Le seul moyen de retirer des fonds était de faire la queue dans l'unique guichet pékinois de la Bank of China prévu à cet effet.
Survivance du système communiste pur et dur, la monnaie existait encore sous deux formes: la "monnaie du peuple", ou renminbi, utilisée par tout le monde, et le "Foreign exchange certificate" (FEC), la devise imposée aux étrangers au prix fort.
Quelle ne fut pas ma surprise il y a peu quand, en arrivant au bureau le matin, je saluai Mme Wang, notre femme de ménage, de retour après une semaine d'absence.
"C'était bien les vacances Madame Wang?"."Super, j'étais en Espagne". "Où çà?", demandais-je, pensant avoir mal compris le mot "Xibanya". "En Espagne", confirmait-elle.
Inutile de préciser que 20 ans plus tôt, même un ingénieur ou un médecin ne s'offrait pas de vacances à l'étranger. Seule une poignée de pays voisins étaient officiellement reconnus comme "destination touristique". Reste à voir si cette ouverture sur l'étranger s'accompagne d'un accès à l'information et aux idées.
En quelques décennies, le pays s'est mis comme un seul homme au paiement par smartphone, sans passer par la case carte bancaire. Dans un des derniers marchés paysans de la capitale, je paie en quelques secondes mes oignons avec l'appli WeChat, omniprésente en Chine, après avoir scanné le code QR du marchand de légumes avec mon téléphone.
Mais s'ils sont bien connectés, les Chinois sont aussi étroitement surveillés derrière une "Grande muraille électronique" qui bloque les services de Google, Facebook et autres Twitter ainsi que toute information potentiellement subversive aux yeux du pouvoir.
Paradoxe du décollage chinois: on se croit dans un pays parvenu au niveau de développement de l'Occident, voire au dessus. Mais politiquement, il reste figé dans les structures héritées de la fondation du régime en 1949.
Sa nature autoritaire s'est même renforcée sous la férule du président Xi Jinping, au pouvoir depuis 2012.
La grand-messe rituelle du journal télévisé de 19 heures est immuable: même décor, même indicatif, voire parfois même présentateurs qu'il y a 20 ans...
Quant au contenu, voilà comment me le résume une amie étudiante: "Un tiers pour montrer comment nos dirigeants sont formidables, un tiers comment notre pays est formidable et un tiers comment tout va mal à l'étranger".
Quelque chose cependant a changé: autrefois, les principaux dirigeants du pays se partageaient la vedette dans l'ordre hiérarchique. Le président avait droit par exemple à 5 minutes en début de journal, suivi par le Premier ministre (3 minutes) et les autres hiérarques du Parti.
Aujourd'hui, Xi Jinping monopolise l'antenne. Il n'a bien souvent pas même besoin de parler: la télévision se contente de montrer des foules occupées à l'applaudir interminablement.
Photos volées?
Dans ce contexte, le travail du journaliste étranger n'a pas beaucoup évolué en l'espace de deux décennies.
Certes, on peut désormais se rendre en reportage en province sans demander au préalable la permission aux autorités locales -- sauf au Tibet, qui reste zone interdite.
Mais les journalistes chinois n'ont toujours pas le droit de travailler pour des médias étrangers -- en tant que directeur de l'AFP Pékin je dois parfois refuser pour cette raison d'excellents candidats qui rêvent d'une carrière à l'agence.
Nos cartes de presse ne sont valables qu'un an et nos visas nous rendent immédiatement repérables par la police dès que nous descendons à l'hôtel, que nous montons dans un train ou un avion.
Et nous sommes parfois accusés de vouloir salir le pays.
Juste avant l'élection de Donald Trump, une de nos équipes s'est rendue en reportage dans une usine du sud de la Chine qui fabrique des articles de mode pour sa fille Ivanka.
Le patron de l'usine s'est montré très ouvert, autorisant les reporters à prendre des photos de nuit dans le dortoir des ouvriers.
Quelques mois après la diffusion du reportage, coup de tonnerre: un quotidien officiel de langue anglaise accuse l'AFP d'avoir voulu donner une mauvaise image de l'industrie chinoise.
En cause: les photos qui auraient été "volées" dans le dortoir et qui donnaient selon l'article une image misérabiliste de l'usine.
L'auteur n'a pas pris la peine de nous appeler pour avoir notre version de l'histoire. Nous avons écrit au journal pour demander un droit de réponse... que nous n'avons jamais obtenu.
Le plus inquiétant était que l'article expliquait que des sanctions seraient prises contre le personnel de l'usine qui avait collaboré au reportage de l'AFP.
Le message était clair: défense de parler aux journalistes étrangers. Quoi d'étonnant dans ces conditions à ce qu'une mère de famille prenne ses jambes à son cou quand on essaye d'aborder un sujet de société?
Mais à vingt ans d'écart, malgré les frustrations quotidiennes, ma fascination reste entière. Dans un pays où la presse nationale est entravée dans son travail, c'est en effet à nous, les journalistes étrangers, qu'il revient de creuser pour tenter de dégager la réalité chinoise.
Un poignée de scribouillards pour une population de plus d'un milliard...