Sauveteur d'enfants esclaves
PARIS, 10 octobre 2014 - Devant les locaux de son association, dans un quartier sud de New Delhi, un garde est assis, armé d'un vieux fusil : depuis des années, Kailash Satyarthi doit protéger sa vie et celle de sa famille, menacée à plusieurs reprises par ceux qu'il appelle « la mafia du tapis », ces exploiteurs d'enfants qu'il combat depuis le début des années 90.
Sa vie est un parcours peu ordinaire, qu'il m'a raconté à plusieurs reprises, durant toutes ces années où je l'ai rencontré, chez lui à New Delhi ou dans le Rajasthan.
Tout jeune, Kailash Satyarthi organise des collectes de livres en faveur des enfants pauvres de son quartier, puis, jeune adulte, amène un jour de jeunes Dalits (Intouchables) chez ses parents pour les inviter à partager le repas familial : sa famille, scandalisée, le chasse. Il milite alors auprès de groupes Dalits, qu'il aide notamment à accéder aux temples hindous, où leur condition d'impurs leur interdit d'entrer.
Un enfant manipule une machine à broyer du charbon dans l'Etat de Meghalaya, dans le nord-est de l'Inde, en janvier 2013
(AFP / Roberto Schmidt)
Devenu ingénieur électricien, Kailash est un jour appelé sur un chantier où un employeur veut chasser ses ouvriers : il découvre que ce sont des enfants, décharnés et maltraités. Il ouvre alors les yeux sur cette autre réalité indienne et décide d'en faire son combat. Il abandonne son métier, change son nom pour celui de Satyarthi (« chercheur de vérité », une référence gandhienne) et commence à monter des sauvetages d'enfants.
En quelques années, lui et sa petite équipe enchaînent des centaines d'opérations éclair, qui consistent à arriver à l'aube, en camionnette, dans une carrière de pierres, une briqueterie ou un atelier de tissage de tapis, et à emmener le plus vite possible les enfants qui y sont retenus en esclavage, en déjouant la surveillance des gardes. Des enfants très jeunes, parfois de six ou sept ans, mais déjà usés par une vie de travail et qui n'ont jamais connu la liberté, ni mangé à leur faim : un jour, raconte-t-il, « on a sauvé une dizaine de jeunes garçons et on leur a donné des oranges. Ils nous ont demandé ce que c'était : ils n'en avait jamais vu ».
Dans ces sauvetages, Kailash peut rarement compter sur la police : « localement, les employeurs achètent les policiers et ils ne sont jamais inquiétés », m'a-t-il souvent raconté. C'est lui, qui, au contraire, essuie les coups. Il se fait arrêter par la police. Il est poursuivi par un employeur pour « vol de main d'œuvre ». Il se fait tabasser par les propriétaires d'un cirque lors du sauvetage de fillettes népalaises. Il est menacé à domicile par des propriétaires d'atelier de tapis. Deux militants de son organisation Bachpan Bachao Andolan (BBA, front de libération du travail forcé) laissent leur vie dans des sauvetages, abattus par des gardes armés.
Les médias, en revanche, ont toujours été des alliés : sitôt après les sauvetages, Kailash fait témoigner les enfants devant les caméras, pour qu'ils racontent la dureté de leur vie, avant que les employeurs n'aient le temps de faire jouer leurs relations pour le faire taire.
Son organisation a ainsi sauvé quelque 83.000 jeunes garçons et filles, et les a rendus à leur famille, ou a scolarisés dans les deux centres éducatifs que Kailash et son épouse ont créés dans le Rajasthan. Des centres où ils réapprennent une vie normale, et dont l'emplacement reste volontairement discret, pour les mettre à l'abri des représailles d'employeurs : ils ne sont accessibles qu'après plusieurs heures de piste poussiéreuse, loin des villages.
En dépit de son travail inlassable de sensibilisation, le travail des enfants reste un phénomène important en Inde. Kailash Satyarthi estime qu'une soixantaine de millions d'enfants y sont au travail, ce qui fait de ce pays le plus grand marché du travail infantile au monde. Car même si leur activité est interdite avant l'âge de 14 ans, la pauvreté et un système scolaire défaillant* obligent des millions d'entre eux à devoir aider leur famille bien avant cet âge. Et la main d'œuvre enfantine reste visible partout : dans les champs de coton, dans l'artisanat à domicile, les mines, les briqueteries, les dabhas (petits restaurants bon marché), les ateliers de tapis ou de taille de pierres précieuses. Ainsi que dans la domesticité, un secteur dopé ces dernières années par l'émergence d'une classe moyenne pour laquelle avoir un petit domestique est un premier signe d'accès à l'aisance.
Aujourd'hui, le fils aîné de Kailash a repris le flambeau. Pour lui et sa famille, ce prix Nobel de la paix sera certainement un bouclier plus sûr contre les menaces qu'un garde armé, assis sur un tabouret, devant sa porte.
Bénédicte Manier est journaliste à l'AFP. Elle se rend souvent en Inde et rencontre régulièrement Kailash Satyarthi, qu'elle connaît depuis plusieurs années. Elle est l'auteur de « Le travail des enfants dans le monde » (éditions La Découverte, 2010) et de « L'Inde nouvelle s'impatiente » (éditions LLL, 2014).
* En 2009, le pays comptait 80 millions d'enfants qui avaient quitté l'école sans avoir terminé le cycle primaire.